L'archipel des hérétiques

ses actes pour autrui. La place d'un psychopathe n'est
donc pas dans un hôpital psychiatrique, mais en prison.
    L'incapacité d'un psychopathe de ressentir une quelconque
culpabilité est son trait le plus distinctif. Les criminels ordinaires opèrent
généralement dans les paramètres d'un code de conduite bien défini. Ils peuvent
rejeter les valeurs de la société, mais restent conditionnés par la notion de
ce qui est bien ou mal. Ils s'interdisent, par exemple, de s'attaquer à une
femme ou à un enfant, ou préfèrent aller en prison que de donner un complice à
la police. Ce genre de code d'honneur est inconnu du psychopathe, qui est prêt
à transgresser toutes les limites normalement reconnues, dès lors qu'il est de
son intérêt de le faire. Il peut voler ses parents, ou abandonner sa femme et
ses enfants sans le moindre remords.
    Parmi les autres traits distinctifs de la personnalité
psychopathe, citons la facilité de parole, la superfi-cialité, un extrême
égocentrisme, une conduite impulsive et l'absence de tout sens de la
responsabilité. Les psychopathes sont des gens trompeurs et manipulateurs. Ils
aiment exercer leur pouvoir sur autrui. Ils présentent généralement de bonnes
aptitudes à la vie en société et peuvent se montrer très convaincants, en dépit
de leur tendance à mentir « sur tout, constamment et comme ils respirent ». Ils
demeurent d'une placidité caractéristique, lorsqu'on déjoue leurs machinations.
Si l'on découvre l'un de leurs mensonges, ils en inventent aussitôt un autre,
souvent dénué de tout lien avec le premier, pour le remplacer. Mais ils sont
incapables d'échafauder de véritables projets, car ils préfèrent se bercer de
rêves de grandeur que de se fixer des objectifs réalistes à court terme.
    Et par-dessus tout, comme l'explique le docteur Hare :
    « Ils ont une perception narcissique et démesurément
enflée de leur valeur et de leur importance. Leur égocentrisme et la confiance
qu'ils ont en leur bon droit sont proprement stupéfiants. Ils se considèrent
comme le centre de l'univers, comme des êtres supérieurs, fondés à exiger de
vivre selon leurs propres règles 53 . »
    Le psychopathe n'a pas la même profondeur ni la même
richesse de sentiments que les autres per-sonnes. Il semble froid et
insensible. Il ignore la peur. Bien qu'il soit capable de brèves explosions
émotionnelles, « après une étude minutieuse, l'observateur reste sur
l'impression qu'il joue la comédie et qu'il ne se passe pas grand-chose sous la
surface 54 ».
    Manifestement, Jeronimus présentait une bonne partie de
ces symptômes. Son agilité mentale et verbale, ses projets grandioses et ses
manœuvres manipulatrices étaient autant de traits caractéristiques de ce type
de personnalité. Il semble avoir été de nature impulsive et son incapacité de
prévoir l'a souvent trahi. Dans le compte rendu que donne Pelsaert de la
mutinerie, rien n'indique que Cornelisz ait pu éprouver le moindre regret. Bien
au contraire, puisqu'il persista à s'autojustifîer jusqu'au pied de la potence.
    À vrai dire, quelques-uns des actes et des propos de
Cornelisz cadrent mal avec un profil de psychopathe. Peu de vrais psychopathes
auraient patienté près de deux semaines pour imposer leur volonté à Creesje
Jans, et la plupart auraient pris une part active au carnage. Mais les journaux
de Pelsaert, comme la lettre du pasteur, ne sont au mieux que des récits
lacunaires et incomplets. Il y manque peut-être certains incidents qui auraient
confirmé le diagnostic. Tout bien considéré, les éléments dont nous disposons
nous portent à la conclusion que Jeronimus avait au moins de fortes tendances
psychopathes.
    Quant à la cause de ces tendances, il est nettement plus
délicat de la définir. Actuellement encore, les experts divergent considérablement
quant à l'on-gine, innée ou acquise, de ce type de trouble de la personnalité.
Pour certains, la psychopathie serait une forme de lésion cérébrale. D'autres
pensent que ce déséquilibre se manifeste dès la petite enfance et résulte d'un
défaut de l'éducation. Le seul point que l'on ait pu établir est que le
syndrome dut être bien moins répandu au xvii 6 siècle qu'il ne l'est de nos jours. Des récentes études ont permis d'estimer à
un sur cent vingt-cinq le nombre d'Américains présentant de telles tendances, à
un degré ou un autre -soit au total deux millions pour l'ensemble des
États-Unis, dont cent mille