L'archipel des hérétiques
savoir si Cornelisz se réclamait de
Torrentius lui-même, et s'il se considérait comme son disciple. Les termes «
torrentiusien » ou « épicurien » pouvaient n'être sous la plume de Pelsaert que
de vagues étiquettes qu'il appliquait à son adjoint - des formules précodées,
dont le sens devait être plus clair en 1629 qu'il ne l'est de nos jours. D'un
autre côté, Anthonij Van Diemen pensait lui aussi que Jeronimus avait «
appliqué les préceptes de Torrentius 46 » dans l'archipel. On ne peut
exclure que le conseiller du gouverneur général se soit contenté de se faire
l'écho d'une opinion qu'il aurait entendue dans la bouche de Pelsaert - mais il
se trouve qu'un matelot anonyme du Batavia souligne lui aussi qu'à
l'époque où il régnait encore sur l'île des mutins, Cornelisz « passait pour
avoir été un partisan de Torrentius 47 ».
Si Jeronimus était un familier et un disciple du peintre,
et s'il essayait vraiment d'accorder sa propre conduite à ses enseignements,
force est de constater qu'il en a donné une interprétation monstrueuse. Nous
ignorons tout des véritables opinions de Tor-rendus, si ce n'est qu'elles
s'écartaient résolument de l'orthodoxie dominante et qu'il avait probablement
certaines idées épicuriennes et gnostiques. Il serait certainement abusif
d'assimiler le peintre à la confrérie de la Rose-Croix ou aux Libertins 48 .
Tor-rentius ne croyait peut-être pas de façon littérale aux mythes que relate
la Bible, et, tout comme Cornelisz, il réfutait sans doute l'existence de
l'enfer, mais rien ne nous permet d'en conclure qu'il partageait sa conviction
d'être inspiré par Dieu dans le moindre de ses actes, et jusque dans le
meurtre. Il serait donc injuste de lui faire assumer la responsabilité du
carnage des Abrolhos 49 .
En fait, toute tentative d'explication philosophique de la
mutinerie du Batavia est vouée à l'échec, parce que aucune philosophie
ne peut suffire à expliquer l'indifférence de l'intendant adjoint aux
souffrances d'autrui. La réponse à cette question ne se trouve nulle part
ailleurs que dans l'esprit de Cornelisz lui-même.
Nous n'en savons pas assez sur l'apothicaire de Haarlem
pour prétendre restituer une image fidèle de sa personnalité. Concernant son
enfance, rien ne nous est parvenu, et de sa vie d'adulte à Haarlem, nous
n'avons conservé que les traces de ses rares passages chez les notaires et les
avoués. Quant aux archives du voyage du Batavia , quoique infiniment plus
détaillées, elles sont par définition biaisées et sujettes à caution. Le
Cornelisz que décrit le journal de Pelsaert est assurément un monstre, mais son
caractère ne nous parvient qu'à travers le filtre des résumés rédigés par
Deschamps à partir des interrogatoires que menait Pelsaert. Une bonne partie de
ce qu'a pu dire l'intendant adjoint pour sa défense y est donc passée sous
silence, et certaines de ses déclarations lui ont été arrachées sous la torture
- sans oublier que Jeronimus avait toutes les raisons d'égarer ses juges en
brouillant les pistes, dès qu'il en avait l'occasion. Il serait très imprudent
de prendre toutes ses déclarations pour argent comptant. A bien des égards,
l'énigme de Cornelisz nous demeure donc aussi impénétrable qu'elle l'était pour
ses contemporains.
On ne sait que très peu de chose de sa personne. À
l'évidence, c'était un homme intelligent. Il n'aurait pu passer maître
apothicaire sans être doué d'une mémoire fidèle et d'une grande vivacité
d'esprit. Il était instruit et savait s'exprimer. Sans doute parlait-il non seulement
le hollandais, mais aussi le latin et peut-être le frison. Il avait le sens de
la repartie et pouvait être de très bonne compagnie. « Il a la langue bien
pendue 50 », disait de lui Pelsaert, qui le décrit comme
particulièrement habile à gagner les bonnes grâces de ses interlocuteurs. Bref,
c'était le compagnon idéal pour un long voyage en bateau.
Mais Cornelisz usait des charmes de sa conversation et du
brillant de sa personnalité, d'abord pour s'assurer la sympathie de ses
interlocuteurs, puis pour les manipuler. Dans son récit de l'exécution du chef
des mutins, Gijsbert Bastiaensz semble se ranger à l'avis de Pelsaert,
lorsqu'il rapporte que les autres mutins condamnèrent unanimement leur ancien
chef, à qui ils reprochaient d'avoir été un « séducteur d'hommes ». Jeronimus
avait incontestablement l'habitude de se servir d'autrui pour parvenir à
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