L'archipel des hérétiques

dans la seule ville de New York. Mais les mêmes
études suggèrent par ailleurs que le taux de psychopathie est nettement plus
bas en Chine qu'aux États-Unis et que les sociétés qui favorisent davantage la
liberté individuelle et la gratification instantanée offrent un terrain propice
à ce genre de déséquilibre. Si c'est bien le cas, il semble peu probable que le
syndrome ait été très répandu dans la République hollandaise du xvn c siècle, qui prônait avant tout les vertus civiques et la conformité aux normes
sociales. La plupart de ceux qui s'embarquèrent sur le Batavia n'avaient
probablement jamais côtoyé quelqu'un en qui les principales caractéristiques de
la personnalité psychopathe étaient présentes à un tel degré. Le caractère de
Cornelisz s'écartait considérablement des normes de son époque.
    Même avant de prendre la mer à bord du Batavia, le
déséquilibre dont souffrait l'apothicaire aurait résisté à toute tentative de
traitement. Il n'existe aucun moyen efficace de soigner la psychopathie,
puisque ceux qui en souffrent « n'ont pas le senti-ment d'avoir des problèmes
psychologiques ou émotionnels », explique le Dr Hare :
    « Ils ne voient aucune raison de modifier leur conduite
pour se conformer à des critères sociaux qu'ils désapprouvent. Ils ne sont pas
"fragiles". Leurs pensées et leurs actes sont le reflet d'une
personnalité d'une solidité à toute épreuve, opposant une extrême résistance
aux influences extérieures. Ils sont souvent protégés des conséquences de leurs
actes par des proches bien intentionnés, ce qui explique que leur comportement
passe relativement inaperçu et demeure souvent impuni. D'autres sont assez habiles
pour se frayer un chemin dans la société sans trop d'inconvénients personnels 55 .
»
    Jeronimus eût-il survécu au voyage, que sa conduite
n'aurait donc pas changé. Il serait resté jusqu'à son dernier jour cet homme
froid, calculateur et cruel. Les psychopathes peuvent apprendre à adapter leur
conduite, lorsqu'ils prennent conscience que cela leur permettrait de se
faciliter la vie, mais ils ne « guérissent » jamais. On ne peut espérer voir
leur état s'améliorer. C'est un mal incurable 56 .
    Reste un point à élucider : quel genre d'homme fut
Jeronimus le psychopathe ? A en juger par ce que nous savons de ce syndrome, il
paraît probable que ses troubles soient apparus dès les premières années de son
enfance, même s'il serait abusif d'en conclure qu'il était issu d'un milieu
perturbé ou conflictuel. Sa famille était sans doute des plus ordinaires. Mais,
à l'âge adulte, il dut manquer de la stabilité et de la discipline mentale qui
lui auraient permis de faire face à ses difficultés, et ses entreprises durent
souvent se solder par des échecs.
    Nous serions donc enclin à voir sous ce nouveau jour la
faillite de son officine, bien que rien ne nous permette d'avancer que
l'apothicaire ruiné s'était embarqué sur le Batavia avec l'intention
délibérée de s'emparer du navire. Il est bien plus plausible que l'idée ne lui
en soit venue que plus tard, sur une impulsion. Selon toute probabilité, ce
durent être les récriminations du capitaine, au large du cap de
Bonne-Espérance, qui la firent germer dans son esprit.
    Vu sous cet angle, Pelsaert n'avait pas tout à fait tort
de considérer Ariaen Jacobsz comme l'homme clé de toute l'histoire. À bord d'un
autre bâtiment, placé sous les ordres d'un autre capitaine, Cornelisz aurait
sans doute traversé les mers sans encombre, avant de débarquer à Java, où il
avait de bonnes chances de faire fortune. Son côté amoral serait
vraisemblablement passé inaperçu aux yeux des autres serviteurs de la
Compagnie, occupés tout comme lui à se remplir les poches - car il est plus que
probable que Cornelisz aurait tenté de s'enrichir aux dépens de ses employeurs,
d'une manière ou d'une autre. En fait, une personnalité telle que la sienne
aurait eu une longueur d'avance sur la moyenne des petites crapules qui
sévissaient aux Indes. Dans des circonstances favorables, il aurait pillé et
escroqué avec plus de zèle, d'âpreté et d'habileté que quiconque, et aurait eu
tôt fait de se constituer un petit magot, si personne ne s'était avisé d'y
mettre le holà. Le principal risque eût été pour lui de passer les bornes de la
prudence et de se faire prendre. Mais même en ce cas, puisqu'il n'aurait pas eu
besoin de commettre de crime de sang pour