L'archipel des hérétiques
ses
propres fins, ce qui ne l'empêchait pas d'être un faible. Il manquait
cruellement de certaines compétences stratégiques. Il fuyait toute
confrontation directe avec la violence physique (sa seule victime sur le
Cimetière du Batavia fut un nourrisson sans défense), et n'opposa aucune
résistance lorsqu'il fut lui-même capturé. Il était piètre juge en matière de
caractères : à Haarlem, il engagea successivement une sage-femme à demi folle,
et une nourrice dont les mœurs et l'hygiène laissaient à désirer. Dans les
Abrolhos, il sous-estima gravement les talents de Wiebbe Hayes. Il était en
outre peu enclin à faire des plans détaillés et se contentait généralement de
prévoir les événements de façon vague et globale. Peut-être faut-il voir un
effet de ce travers dans l'échec de son officine, mais sur le Cimetière du Batavia , ses failles lui coûtèrent fort cher - par exemple lorsque les
mutins négligèrent de surveiller leurs bateaux, lorsqu'ils laissèrent plus de
deux semaines à Hayes et à ses hommes pour se préparer à les recevoir ou qu'ils
échouèrent à mettre à profit la supériorité de leur armement pour venir à bout
des Défenseurs. En tant que stratège, Jeronimus était d'une dangereuse
incompétence, ce qui ne l'empêchait nullement de se complaire dans une
autosatisfaction démesurée. Il s'aveuglait sur sa propre valeur au point de
s'autoproclamer « capitaine général », en se pavanant dans des uniformes d'une
magnificence déplacée, et d'assiéger Creesje Jans de ses galanteries. Au mépris
de toute prudence, il se risqua sur l'île des Défenseurs accompagné d'une
escorte dérisoire, erreur grossière dont Hayes et ses hommes profitèrent pour
s'emparer de lui sans la moindre difficulté.
D'autres facettes de son caractère se dégagent des comptes
rendus de Pelsaert, sans y être précisément décrites. Cornelisz semble avoir
été un homme impulsif et prompt à s'ennuyer. Nombre des meurtres qui furent
commis dans les Abrolhos, et en particulier les derniers, furent ordonnés sur
des coups de tête. Les souffrances d'autrui ne l'affectaient apparemment pas.
Il assistait avec un sang-froid imperturbable à l'agonie de ses victimes et
faisait la sourde oreille à leurs supplications. Libéré de toutes les
contraintes sociales habituelles par le naufrage, puis par le départ des
principaux officiers du navire, il se mit à vivre selon son propre code moral.
Il se pourrait bien qu'il ait adopté certains préceptes des Libertins, non par
conviction religieuse, mais parce qu'ils reflétaient des sentiments qui étaient
d'ores et déjà les siens.
Vu sous cet angle, Jeronimus Cornelisz était presque
assurément un psychopathe 51 : un homme dénué de toute conscience
morale et ignorant les remords, qui vivait affranchi des entraves de la morale
et de la retenue normales. Bien qu'après des années d'usage galvaudé, le mot
ait beaucoup perdu de son sens - la tendance actuelle étant d'appliquer cette
étiquette à tout criminel coupable d'actes de violence - les vrais psychopathes
ne sont pas des monstres incapables de se contrôler, bien au contraire. Ils
font souvent preuve d'une inquiétante maîtrise de leurs émotions. Ce qui leur
manque, en fait, c'est l'empathie - la capacité de comprendre les sentiments
d'autrui et de les partager.
Le Dr Robert Hare, de l'université de Colombie
Britannique, qui est l'auteur d'une « checklist de la psychopathie »,
actuellement en usage pour le diagnostic du syndrome, fait remarquer que :
« Comme le savent la plupart des cliniciens et des
chercheurs, la psychopathie ne peut être appréhendée dans les termes d'une
conception traditionnelle de la maladie mentale. Les psychopathes ne sont pas
des personnes désorientées. Ils ne souffrent d'aucune perte de contact avec la
réalité. Ils ne présentent aucun des délires, des hallucinations ou des états
de détresse subjective aiguë qui caractérisent la plupart des autres maladies
mentales. À la différence des psychotiques, en particulier, les psychopathes
sont rationnels. Ils ont parfaitement conscience de ce qu'ils font et des
raisons qui les poussent à le faire. Leur conduite est l'effet d'un choix
librement exercé 52 . »
Autrement dit, un psychopathe comprend la différence entre
le bien et le mal. S'il veut blesser ou tuer, ce n'est pas parce qu'il ne sait
pas ce qu'il fait, mais parce qu'il n'a aucune considération pour les
conséquences qu'auront
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