L'archipel des hérétiques
du
fils de Jeronimus sortait de l'ordinaire. Car le bébé n'avait pas succombé à
une fièvre, ni à des convulsions, ni à aucun des fléaux habituellement
responsables de la mortalité infantile. Il avait été emporté par la syphilis 28 .
L'agonie de l'enfant dut être un calvaire pour ses
parents. Les bébés atteints de syphilis perdent leur sang par la bouche et par
l'anus. Ils souffrent d'éruptions massives et ont des plaies sur tout le corps,
à tel point qu'on les décrit comme « mangés aux mites », au stade terminal de
la maladie. Mais, pour Jeronimus et Belijtgen, la perspective du scandale dut
être tout aussi douloureuse. Leurs proches risquaient de soupçonner la mère
d'avoir contaminé son bébé, ce qui jetait le doute sur la conduite de l'un ou
de l'autre de ses parents. Pour un couple de la bonne société, c'était une
infamie 29 . Sans compter que leurs clients pou-vaient légitimement se
demander s'ils ne risquaient pas eux-mêmes d'attraper la vérole, chez leur
apothicaire.
Tout porte à croire que l'officine battait déjà de l'aile,
avant la mort de son fils. En 1621, la reprise de la guerre avec l'Espagne,
après douze années de paix et de prospérité, avait provoqué une augmentation
soudaine des dépenses militaires, et considérablement grevé les ressources de la
République. Cette année-là, les Espagnols avaient ajouté à cette pression
économique en mettant l'embargo sur tous leurs échanges avec les
Provinces-Unies. Ils avaient soumis toute la côte à un blocus interdisant à la
Hollande tout échange commercial avec la péninsule Ibérique et la Méditerranée.
Les garnisons espagnoles cantonnées le long du Rhin, de la Meuse, du Waal et de
l'Escaut bloquaient les bateaux qui allaient en Allemagne ou en venaient. En
Hollande, ce blocus provoqua une grande dépression économique qui perdura
pendant une bonne partie des années 1620. Ce fut la crise la plus grave du
siècle. Pratiquement tous les secteurs d'activité furent touchés et même les
affaires les plus solidement établies durent lutter pour survivre 30 .
Celle de Cornelisz était loin d'être des plus robustes.
Son officine venait juste d'ouvrir et lui-même débutait à peine, dans sa
profession. Même sans la mort suspecte de son fils, un certain nombre de ses
concitoyens devaient lui préférer ses collègues plus anciennement établis et
plus expérimentés. Toujours est-il que, vers le milieu de l'année 1628,
Jeronimus fut confronté à de graves problèmes financiers. Ses dettes
s'accumulaient, et ses créan-ciers commençaient à s'impatienter. L'un d'eux, un
marchand local du nom de Loth Vogel 31 , réclamait son dû avec une
insistance particulière. N'ayant pas de quoi le rembourser, l'apothicaire se
trouvait donc menacé de faillite - un péché mortel, dans la République
hollandaise du xvu c siècle 32 .
Pendant l'été 1628, le marchand Vogel engagea des
poursuites contre Cornelisz - lequel poursuivait sa nourrice. Il y voyait sa
dernière chance de laver son honneur et, espérait-il, de sauver son affaire. Il
avait entrepris de prouver que c'était Heyltgen Jansdr qui avait contaminé son
fils. En juin, juillet et août, il enquêta pour étoffer sa plainte. Laissant
son officine aux mains de son épouse, il sillonna les ruelles du quartier de St
Jansstraat, en quête de témoins à charge contre l'ex-nourrice. Il prêta une
oreille attentive à tout ce qu'on lui raconta et persuada les témoins de
déposer sous serment.
Il trouva non moins de neuf personnes parmi ses propres
relations pour attester que sa femme n'avait jamais présenté de lésion cutanées
ni d'ulcères dus à la syphilis, et six autres témoins originaires des quartiers
nord, qui confirmèrent que la nourrice était gravement malade depuis au moins
deux ans.
Ils attestèrent que Heyltgen était partie en ribote toute
une soirée, en laissant le bébé pleurer, tout seul chez elle. L'attention de
plusieurs voisins avait été attirée par la puanteur qui s'exhalait de son lit,
lorsqu'elle tombait malade, et l'une de ses voisines, Els-ken Adamsdr, déclara
sous serment qu'elle avait refusé de changer les draps de Heyltgen, de peur
d'attraper une maladie 33 . D'autres attestèrent qu'elle trompait son
mari et qu'à plusieurs reprises elle avait couché avec un certain Aert Dircxsz 34 ,
un veuf du quartier surnommé « Culotte de Velours », qui avait bien pu la
contaminer. Ce faisceau de présomptions n'était certes
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