L'archipel des hérétiques
scrupuleuse propreté. Elle était située à
quelques kilomètres de la côte, à l'ouest d'Amsterdam, au nord de la
Haarlemmermeer, cette mer intérieure sombre, perpétuellement balayée par des
vents orageux. Une série de fossés et de remparts la ceinturaient et le cours
de la Spaarne, qui la traversait avant d'aller se jeter dans la mer, la
divisait en deux parties inégales, y amenant les navires qui
l'approvisionnaient. Les maisons alignaient leurs toits de tuiles rouges et
leurs murs de brique le long de ses principales artères, qui furent pavées dès
le début du xvn e siècle. Les rues étaient quotidiennement balayées
et débarrassées des ordures, ainsi que du contenu des pots de chambre que les
riverains jetaient par les fenêtres. Ce raffinement, inouï pour l'époque, eût
été inconcevable dans tout autre pays. Bref, Haarlem était une charmante petite
cité, coquette, vivante, propre et dans l'ensemble moins chaotique et moins
dangereuse que ses homologues anglaises, italiennes ou françaises.
Elle s'était développée autour de ses huit rues
principales qui convergeaient vers son centre vital : le marché. C'était l'un
des plus importants de tout le pays. Du matin au soir, la place grouillait
d'activité. En son centre s'élevait la Grote Kerk de St Bavo, qui était la plus
grande église de Hollande et aussi, de l'avis de certains voyageurs, la plus
belle - bien que son emplacement ne fût guère propice au recueillement : la
grande halle aux poissons, un bâtiment couvert, de soixante mètres de long,
jouxtait sa façade nord et dix mètres plus loin, du côté ouest de la place,
s'élevait la silhouette massive d'une halle à la viande flambant neuve, qui
devait résonner pendant toute la semaine des beuglements du bétail qu'on
abattait.
Mais dans Haarlem, tout n'était pas si pimpant et si
imposant. Il suffisait de s'écarter un peu des artères principales, pour
s'enfoncer dans un labyrinthe de ruelles et d'allées au bord desquelles
s'entassaient des maisons plus exiguës et plus modestes. Les logements ne
comportaient qu'une pièce ou deux, et abritaient des occupants moins fortunés.
Tout un quartier de la ville était composé de logements à bas prix, destinés
aux milliers d'ouvrières des blanchisseries qui avaient fait la célébrité de la
ville. D'autres quartiers pauvres abritaient les protestants qui immigraient en
masse, fuyant les horreurs de la Contre-Réforme. Mais, en dépit de ces
problèmes de surpopulation, Haarlem était une ville relativement florissante.
Les demeures qui bordaient ses rues principales étaient les plus huppées.
C'est sur l'une de ces huit rues que Cornelisz avait loué
une maison 20 . La Grote Houtstraat, ou « Rue du Grand Bois », partait
du marché vers le sud, avant de traverser la ville, puis les fossés, en
direction du parc boisé qui s'étendait le long de la Haarlemmer-meer. Il avait
installé son officine au rez-de-chaussée et son logement à l'étage supérieur.
Il avait un domestique et un crocodile empaillé, emblématique de sa
corporation, exposé au-dessus du comptoir. Il fut bien accueilli par ses
voisins et adopté par toute la ville 21 , dont il devint rapidement un
citoyen à part entière, un poorter, à une époque où ce genre de titre n'était
jamais accordé à la légère et comportait de nombreux privilèges, y compris le
droit de vote 22 .
Bien qu'arrivé en Hollande de fraîche date, le jeune
apothicaire semblait promis à un grand succès. Il était passé maître dans l'une
des professions les plus prestigieuses et les plus lucratives que l'on puisse
exercer dans les Provinces-Unies. Il était établi à son compte et son officine
semblait idéalement placée pour attirer une clientèle fortunée, dans l'une des
villes les plus prospères du pays. Dans des circonstances ordinaires, il aurait
pu espérer mener l'existence opulente et feutrée des bourgeois du cru, entouré
du respect de ses concitoyens, et avoir voix au chapitre dans la politique
locale, voire au sein du conseil municipal. Mais, pour Cornelisz, les
circonstances s'écartèrent d'emblée de la normale. L'avenir ne lui réservait
que maladie, échec et mort.
Le premier coup du sort s'abattit sur lui dès l'hiver
1627. L'apothicaire s'était marié aux alentours de 1625. De sa femme, Belijtgen
Jacobsdr, que les archives municipales qualifient « d'épouse légitime de
Jeronimus Cornelisz », nous ne savons presque rien. Nous ignorons si elle
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