L'archipel des hérétiques
était
hollandaise ou frisonne. On peut néanmoins supposer qu'elle était plus jeune
que lui de quelques années, et venait d'une honorable famille de la bonne
bourgeoisie néerlandaise. Il ne serait pas impossible qu'elle ait elle-même été
fille d'apothicaire, car on avait tendance à prendre femme à l'intérieur de sa
corporation. Elle devait assister son époux à la boutique 23 et, si
elle correspondait à l'image typique de la Hollandaise des classes moyennes de
l'époque, ce devait être une femme intelligente et avisée, instruite et
relativement affranchie de la domination de son époux. Les visiteurs étrangers
célébraient généralement les charmes des Hollandaises, dont la grâce
rubensienne satisfaisait aux critères esthétiques contemporains. Un Hollandais
s'extasiait sur ces filles dont « les fesses auraient pu remplir un plein
baril, et les seins un plein baquet ». Peut-être la nature avait-elle doté
Belijtgen de tous ces attraits, mais en décembre 1627, la femme de
l'apothicaire était surtout gravement malade.
Le mois précédent, elle avait donné naissance à un garçon.
Sa grossesse n'était pas allée sans mal et la future mère avait dû s'aliter
pendant les quelques semaines qui avaient précédé l'accouchement. Dans le
courant du huitième mois, elle était si mal en point qu'elle avait appelé un
notaire à son chevet pour lui dicter un testament où elle faisait de Jeronimus
son « légataire universel ». Elle parvint tout de même à mettre son enfant au
monde, à terme, et dans des circonstances apparemment satisfaisantes. Selon le
témoignage de plusieurs voisins, le bébé était magnifique, et en parfaite
santé. Mais les suites de l'accouchement furent désastreuses 24 . La
sage-femme qu'elle avait fait venir d'Amsterdam, une certaine Cathalijntgen Van
Wijmen, se révéla être une personne grossière, mentalement dérangée et d'une
dangereuse incompétence. Pendant son séjour à Haarlem, cette Cathalijntgen
dansait et chantait de façon compulsive. Elle avoua souffrir de « tourments à
l'intérieur de sa tête » et ne dormait qu'avec une hache à portée de main.
Après l'accouchement, elle laissa une partie du placenta dans l'utérus de la
jeune mère, provoquant de fortes fièvres puerpérales 25 .
Au xvn e siècle, ce genre d'accident postnatal
n'avait rien d'anodin et bon nombre de parturientes y succombaient. En outre,
Belijtgen se trouvait dans l'incapacité physique d'allaiter son enfant. Dans
toutes les classes sociales hollandaises, les nouveau-nés étaient généralement
nourris au sein par leur propre mère. La méthode avait fait ses preuves et
était reconnue comme la meilleure pour la santé du nourrisson. On ne faisait
appel à une nourrice que dans les cas où la mère ne pouvait produire assez de
lait 26 . Belijtgen Jacobsdr ne devait pas avoir ce problème car, un
mois ou deux avant l'accouchement, selon la coutume de l'époque, son mari avait
engagé une vieille femme 3 du nom de Maijcke van der Broecke pour téter la future mère, de façon à
stimuler la montée de lait.
Mais, terrassée par les fièvres, Belijtgen ne pouvait
allaiter. Jeronimus dut donc confier leur fils à une nourrice. Il arrêta son
choix sur une certaine Heyltgen Jansdr, qui habitait une petite rue donnant sur
la St Jansstraat, dans le quartier nord de Haarlem.
Il semble que Cornelisz et sa femme aient été de piètres
juges, en matière de caractères. Après la folle qui leur avait tenu lieu de
sage-femme, ils réussirent à dénicher une autre catastrophe ambulante, en la
personne de cette Heyltgen Jansdr. La plus sommaire des enquêtes auprès des
voisins et des rela-tions de la nourrice aurait appris à Cornelisz que c'était
une femme de mœurs légères, colérique et négligente, qui trompait notoirement
son mari et souffrait depuis des années d'un mal obscur. Mais, pour des raisons
qui nous échappent, l'apothicaire ne prit pas la peine de se renseigner.
Cette erreur se révéla fatale. Au bout de quelques
semaines de placement chez Heyltgen, le bébé tomba malade et mourut quelques
mois plus tard. Le 27 février 1628, huit mois avant de s'embarquer sur le Batavia, Jeronimus Cornelisz enterra son fils dans l'église St Anna de
Haarlem 27 .
L'apothicaire en fut accablé. A l'époque, la moitié des
enfants qui naissaient en République de Hollande mouraient avant la puberté. La
mort d'un nourrisson n'avait donc en soi rien d'exceptionnel - mais celle
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