L'archipel des hérétiques
pas une preuve
définitive, mais l'ensemble des déclarations réunies par Cornelisz indiquait
clairement que les parents de la petite victime étaient de bonne foi.
Heyltgen Jansdr contre-attaqua avec véhémence 35 .
Elle accusa publiquement Belijtgen d'être elle-même rongée par la syphilis, au
point que tous les cheveux lui en étaient tombés et que son crâne s'était
couvert d'ulcères. Elle déforma en les amplifiant les quelques éléments qu'elle
avait pu rassembler 36 et eut même l'audace de venir faire un
esclandre à Grote Houtstraat. Elle provoqua un attroupement devant la pharmacie
en hurlant des injures et des jurons. Elle apostropha Belijtgen, la traitant de
traînée et la menaçant de lui arracher les yeux 37 .
Ce fut cependant Loth Vogel et ses réclamations qui
portèrent le coup de grâce à l'officine. Le chiffre d'affaires de Cornelisz
continuait de décliner et sa situation financière ne donnait aucun signe
d'amélioration. Le 25 septembre, l'apothicaire se présenta chez son avoué pour
remettre à son créancier le montant total de ses biens matériels 38 .
Ce n'était pas tout à fait la faillite, mais cela ne valait guère mieux. Tables
et chaises, draps, couvertures, et jusqu'au lit de mariage des époux, furent
cédés pour solde de la dette. Avec eux, partirent le mortier et le pilon de
l'apothicaire, ses drogues et ses potions - ainsi que son crocodile empaillé.
La boutique de Grote Houtstraat fut fermée. Jeronimus
l'apothicaire avait vécu. Mais même si Vogel était à mille lieues de s'en
douter, l'affaire Cornelisz ne faisait que commencer. Car Jeronimus
l'hérétique, lui, était bien vivant.
Il semblerait que les parents de Cornelisz aient été
membres de l'église anabaptiste 39 , l'une des sectes protestantes qui
existaient aux Pays-Bas. La Frise, leur province d'origine, fut longtemps le
principal fief anabaptiste de la République de Hollande et dans les années
1600, alors que Cornelisz était encore enfant, un cinquième de la population de
Leeuwarden y adhérait 40 . Les membres de l'Église anabaptiste se
reconnaissaient de loin dans les rues de la capitale frisonne car, même selon
les critères de l'époque, ils s'habillaient avec la plus extrême austérité. Ils
allaient vêtus de noir de pied en cap, avec une prédilection pour les grands
hauts-de-chausses et les vestes longues, depuis longtemps passés de mode.
C'était dans l'ensemble des gens calmes, économes, consciencieux et
travailleurs mais, même à Leeuwarden, leurs voisins les tenaient généralement à
distance et ne toléraient qu'avec réticence leurs pratiques religieuses. Dans
les autres provinces, ils étaient parfois en butte à de véritables persécutions 41 .
La méfiance craintive qu'ils inspiraient à leurs
compatriotes avait son origine au siècle précédent. Car les anabaptistes n'avaient
pas toujours été des citoyens modèles. Lorsque les grands-parents de Cornelisz
étaient jeunes, la secte avait mis l'Europe du Nord à feu et à sang. Ses
membres avaient levé des armées et pris des villes, provoquant des dizaines de
milliers de morts. Le mouvement avait fini par être écrasé dans le sang, mais
le souvenir de ses excès restait vivace. Dans sa forme la plus pure et la plus
radicale, l'Église anabaptiste était une secte fanatique et, jusqu'à la fin du
xvn e siècle, elle attira toutes sortes d'agitateurs et
d'iconoclastes.
Les idées anabaptistes s'étaient initialement répandues
dans les années 1520, une période de fermentation religieuse sans précédent. Au
début du xvi e siècle, toute l'Europe de l'ouest jusqu'à
l'Atlantique, et au nord des enclaves ottomanes des Balkans, devait fidélité au
pape. Un siècle plus tard, en 1600, la Réforme avait scindé le continent. Les
pays du sud et de l'extrême est (France, Espagne, Pologne, duchés et cités
franches d'Italie) restaient catholiques. Mais la plupart des nations du nord,
dont l'Angleterre, le Danemark et la Suède, avaient rompu avec le Vatican et
adopté le protestantisme.
A la différence des deux grands courants religieux
protestants, l'anabaptisme ne s'était doté d'aucune organisation centralisée. Au
début des années 1520, on vit donc des groupes de foi anabaptiste émerger
spontanément, ici ou là, de façon plus ou moins simultanée, dans plusieurs
villes suisses ou allemandes. En l'espace d'une décennie, c'est une quarantaine
de sectes indépendantes qui apparurent dans le centre de
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