L'archipel des hérétiques
Torrentius - il professait des idées que le peintre
lui-même n'aurait pu approuver. Nous ignorons tout de la manière dont elles lui
vinrent. Peut-être les découvrit-il en fréquentant un club d'escrime comparable
à celui de Thibault - mais peut-être en avait-il entendu parler dès sa
jeunesse, en Frise. La seule chose sûre, c'est qu'auprès de ces idées,
l'hérésie gnostique elle-même semblait bien inoffensive.
Le point central de ses convictions était, semble-t-il,
que chacun de ses actes lui était directement inspiré par Dieu. « Tout ce que
je fais, expliqua-t-il à quelques amis de confiance, c'est Dieu qui le met en
mon cœur. » Il se considérait donc comme vivant en état de grâce perpétuel.
Cette philosophie 58 fondée sur un affranchissement total avait de
quoi faire frémir tout calviniste craignant Dieu. Prise dans son sens le plus
immédiat, elle impliquait que, quoi qu'il fit, Cornelisz ne pouvait commettre
de péché, puisque la moindre de ses idées ou de ses actions lui venait de Dieu
lui-même.
En dépit de son caractère à la fois simpliste et retors,
propre à heurter tout chrétien orthodoxe, cette façon de voir n'avait rien de
nouveau. Cette dangereuse théorie, selon laquelle les lois morales cessent de
s'appliquer lorsqu'on atteint l'état de perfection spirituelle, porte un nom :
l'antinomisme 59 . Aucun autre système religieux - ni le judaïsme, ni
même l'islam - n'inspirait une telle terreur aux autorités de l'Église réformée
de Hollande, car aucun autre ne menaçait aussi directement l'ordre établi.
Cette philosophie eut cours en Europe dès le début du xm e siècle. Un groupe s'intitulant les Amauriens la professait à Paris, en la
mêlant de conceptions épicuriennes. Un siècle plus tard, des idées similaires
circulèrent en Allemagne et une secte connue sous le nom de « Fraternité de
l'Esprit Libre », qui perdura jusqu'au xvi e siècle, répandit ces
idées dans le centre de l'Europe. L'antinomisme connut un succès particulier en
Angleterre, dans les années qui suivirent la guerre civile. Les membres d'une
secte que l'on surnomma les Rauters prêchaient une doctrine très
comparable.
La « Fraternité de l'Esprit Libre » divisait l'humanité en
deux catégories : les esprits « grossiers » et les « subtils ». Ceux qui
échouaient à cultiver en eux le potentiel divin et à le réaliser resteraient à
jamais des esprits grossiers, mais ceux qui se laissaient gagner par
l'étincelle divine pouvaient devenir des dieux vivants. Comme l'explique l'un
des historiens du mouvement :
« Chacune de leurs impulsions avait pour eux valeur
d'ordre divin. À présent, ils pouvaient s'entourer de biens terrestres et vivre
dans le luxe - de même qu'ils pouvaient mentir, voler ou forniquer en toute
bonne conscience. Leur conduite extérieure ne comptait plus guère, puisque,
intérieurement, leur âme était totalement absorbée en Dieu. Le mouvement de
l'Esprit Libre était donc une revendication de liberté si inconditionnelle et
si téméraire qu'elle se traduisait par le refus absolu de toute entrave et de
toute limitation. »
Tous les membres de la secte n'en profitaient pas pour
mentir ou se livrer à la débauche. Au contraire, les fondateurs du mouvement
enseignaient que la félicité suprême résidait plutôt dans le calme de la
contemplation. Mais de fait, l'Esprit Libre était généralement perçu, y compris
dans ses propres rangs, comme un courant de pensée prônant l'anarchie et
l'exaltation de soi-même 60 . Il fut donc persécuté avec la dernière
rigueur et ne s'étendit jamais en nombre, même dans son berceau natal
d'Allemagne.
De temps à autre, l'Église catholique semble s'être
flattée de l'avoir définitivement éradiqué. Mais l'antinomisme était une
philosophie trop séduisante pour pouvoir rester longtemps muselée. Bien que la
Fraternité de l'Esprit Libre ait disparu au début du XV e siècle, ses
idées continuèrent à circuler aux Pays-Bas sous le nom de Liberté spirituelle.
Une secte portant ce nom fut démantelée à Anvers aux alentours de 1544, et la
plupart de ses membres passés par les armes, mais ceux qui survécurent refirent
surface à Tournai et à Strasbourg, tandis que les autres disparaissaient sans
laisser de trace. On peut donc supposer que quelques-uns d'entre eux aient pu
partir vers le nord et s'établir dans ce qui devint par la suite la République
de Hollande.
Cornelisz semble donc avoir été un
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