L'archipel des hérétiques
protecteurs utiles.
Dans le cas de Torrentius, c'étaient des foules de témoins scandalisés qui
pouvaient attester la dissolution de ses mœurs. Son mariage avec Cornelia Van Camp,
une jeune fille d'excellente éducation, fut un désastre. Le couple se
querellait violemment et, lorsqu'ils se séparèrent, Torrentius préféra aller en
pri-son que de payer la pension alimentaire de sa femme. Ses toiles figurant
des nus ou des scènes mythologiques contribuèrent, elles aussi, à corroborer
cette aura suspecte, mais ce qui inquiétait sa famille et ses proches,
c'étaient ces discussions d'ivrogne auxquelles il se laissait fréquemment
aller, dans les arrière-salles des tavernes de toute la province. Un soir, on
l'entendit porter un toast au diable, avec ses compagnons de beuverie. Une
autre fois, dans une auberge de Haarlem, ils levèrent leur verre d'abord au
prince d'Orange, puis au Christ et enfin au Prince des Ténèbres. Hendrick Van
Swie-ten 55 , un voyageur originaire de Leyden qui était descendu dans
l'auberge, en fut si catastrophé qu'il craignit d'être précipité en enfer,
ainsi que tout l'établissement, après avoir entendu proférer d'aussi
abominables blasphèmes.
Mais quoique assez compromettants en eux-mêmes, ces
témoignages pâlissent, à côté des histoires qui circulaient dans Haarlem, sur
les dons surnaturels du peintre. Selon la rumeur populaire, l'artiste était en
fait un sorcier, rompu à toutes les diableries de la magie noire. Il reconnaissait
volontiers que ses œuvres ne sortaient pas de mains humaines. On prétendait
qu'il se contentait de disposer ses couleurs à terre autour d'une toile vierge,
et d'attendre que les images se forment d'elles-mêmes, en écoutant des musiques
surnaturelles. Certains murmuraient que, lorsqu'il allait se promener dans les
bois au sud de la ville, on l'entendait converser avec le démon. Et que les
poules et les coqs noirs qu'il achetait au marché étaient destinés aux
sacrifices qu'il offrait à Belzébuth. D'autres avaient entendu des voix
d'outre-tombe en passant devant son atelier.
Ces rumeurs, et bien d'autres, n'étaient sans doute que de
grossières affabulations. Torrentius lui-même soutint toujours que la plupart
des commentaires qu'on lui reprochait relevaient du canular. Reste qu'à en
juger à l'aune de l'époque, le peintre s'était rendu coupable d'hérésie. Il
affirmait par exemple que l'enfer n'existait pas, expliquant qu'il était
grotesque de prétendre qu'il puisse y avoir sous nos pieds autre chose que de
la terre. Il déclara devant témoin que les Saintes Écritures n'étaient qu'une
série de fables destinées à museler le peuple, et décrivit la Bible comme un
livre d'idiots et de bouffons. Il ironisait à propos de tout, y compris des
souffrances du Christ.
Ces déclarations prouvaient que le peintre n'était pas
chrétien. Certains le considéraient comme un adepte d'Épicure 56 , le
philosophe grec, pour qui la poursuite du plaisir était le véritable bonheur -
et sa fréquentation assidue des tavernes hollandaises paraît appuyer cette
thèse. Mais Torrentius n'était pas athée. Ses convictions s'apparentaient
plutôt à l'hérésie gnostique 57 , selon laquelle la puissance de Dieu
et celle du diable s'équilibreraient, le monde étant une création de ce
dernier. Comme tous les gnostiques, le peintre pensait que tout homme était
porteur d'une étincelle divine que le péché étouffait, mais qui pouvait être
ranimée de son vivant. Dans une de ses lettres, il laisse entendre à son
correspondant qu'il avait lui-même mené à son terme cette opération quasi
alchimique.
Cette philosophie était indiscutablement une héré-sie. À
l'époque médiévale, des milliers de personnes ont fini sur le bûcher pour avoir
professé des opinions similaires et, à l'époque de Torrentius, ce genre
d'hérésie était passible de la peine capitale. Mais le peintre se croyait
manifestement protégé en trop haut lieu pour avoir à craindre les autorités
civiles ou religieuses. Il parlait ouvertement de philosophie gnostique avec
ses amis.
Jeronimus Cornelisz en vint à partager certaines des
convictions du peintre, et il se pourrait que ce soit en discutant avec lui
qu'il se soit forgé quelques-unes de ses opinions. Comme le peintre,
l'apothicaire réfutait l'existence de l'enfer et, comme lui, il trouvait des
mérites aux conceptions épicuriennes. Mais, sur certains points, Jeronimus
allait bien plus loin que
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