L'archipel des hérétiques
dans un quartier en vogue, attirait
surtout de jeunes célibataires fortunés, membres de la classe dirigeante de la
cité. Ils fréquentaient quotidiennement l'établissement, en partie pour
s'initier à l'art de l'épée, mais pour bon nombre d'entre eux, le véritable
attrait du club était qu'ils pouvaient y côtoyer librement leurs pairs, dans
une ambiance accueillante, hors de portée des oreilles de leurs parents, de
leurs épouses ou des autorités religieuses. C'était l'endroit rêvé pour
rencontrer des personnes intéressantes et se faire de nouveaux amis. Thibault
connaissait tout ce qui méritait d'être connu en ville, et son club attirait
aussi bien les artistes et les personnalités du monde universitaire ou
scientifique, que les fils des riches bourgeois. Cornelis Van Hoge-lande,
professeur de philosophie à l'université de Leyden et alchimiste de renom,
faisait partie du cercle. Guillelmo Bartolotti 48 , le beau-frère de
Thibault, qui avait longtemps été l'un des principaux investisseurs de la VOC,
était la deuxième fortune de la République de Hollande. Johannes Symonsz van
der Beeck, mieux connu sous la forme latine de son nom - Torrentius -, eut lui
aussi ses habitudes dans l'établissement. Il comptait parmi les peintres les plus
talentueux de son temps, et il se trouve qu'il fut longtemps citoyen de
Haarlem...
Thibault lui-même était bien plus qu'un maître d'armes.
Pour nombre de ses élèves, c'était aussi et surtout un philosophe. Dans le
cercle de ses amis, on abordait la plupart des sujets qui fascinaient les
humanistes de l'époque, de l'alchimie à la philosophie grecque, et de la magie
à la mythologie. Ce club d'escrime, à première vue si inoffensif, joua donc le
rôle d'un canal par l'entremise duquel nombre d'idées novatrices, voire
révolutionnaires, essaimèrent jusqu'au cœur même de la République 49 .
Jeronimus n'était probablement pas des proches de Thibault
- sans doute l'apothicaire était-il d'origine trop modeste pour être admis dans
un cercle aussi fermé. Mais il fut certainement en relation avec certains des
amis du maître d'escrime 50 . Il s'initia à travers eux à certaines
idées dangereuses dont il fut imprégné et qui, combinées aux préceptes
anabaptistes de sa jeunesse, se cristallisèrent en une philosophie étrange, toute
personnelle, qui était non seulement hérétique, mais surtout potentiellement
criminelle.
Le maillon reliant Cornelisz au cercle de Giraldo Thibault
fut Torrentius, le peintre, que Jeronimus dut rencontrer à Haarlem. Bien qu'il
nous soit impossible de déterminer les circonstances de leur rencontre, on sait
qu'ils étaient pratiquement voisins, puisque le peintre habitait la Zijlstraat,
à deux cents mètres de l'officine de Cornelisz. Et dans une ville de la taille
de Haarlem, dont l'élite intellectuelle ne devait pas excéder un millier de
personnes, on imagine mal que deux hommes aussi hauts en couleur que Cornelisz
et Torrentius se soient côtoyés d'aussi près sans faire connaissance 51 - d'autant plus que les apothicaires vendaient certaines des fournitures indispensables
aux peintres 52 : plomb blanc, feuille d'or, essence de
térébenthine... Toujours est-il qu'à la fin des années 1620 ils se
fréquentaient d'assez près pour qu'on ait pu défmir Jeronimus comme un disciple 53 du peintre.
Relation des plus dangereuses pour un nouveau venu. Car le
peintre était loin de faire l'unanimité dans la République 54 . Issu
d'une famille catholique, il avait exercé quelque temps en Espagne et, vers
1615, à son retour aux Pays-Bas, s'était bâti une réputation de fêtard
impénitent. Il dépensait sans compter, ne portait que ce qui se faisait de plus
luxueux et passait le plus clair de son temps à festoyer dans les nombreuses
tavernes que comptait la République. La note qu'ils se virent présenter, lui et
ses amis de ribote, à L'Arc-en-ciel des Deux Couronnes, une auberge de Leyden,
s'élevait à l'exorbitante somme de 485 florins - soit plus de dix-huit mois de
salaire, pour un artisan aisé de l'époque. En fait, nombre de jeunes hommes
riches se permettaient discrètement ce genre de fredaines, mais Tor-rentius se
trouvait être, de surcroît, d'une exubérance notoire, ce qui rendait sa
conduite d'autant plus dangereuse. S'adonner publiquement à la débauche ou
s'afficher avec des prostituées pouvait suffire à vous attirer les foudres des
autorités religieuses ou à vous aliéner des amis ou des
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