L'archipel des hérétiques
libertin - mais
non des plus puristes, puisqu'il éludait les aspects spirituels de cette
doctrine, pour ne s'attacher qu'à la promesse d'affranchissement total de toute
loi morale, en quoi il se rapprochait de son maître Torrentius. Les discussions
philosophiques des deux compères auraient pu se poursuivre pendant de longues
années, si le peintre n'avait fini par s'attirer l'attention des autorités
hollandaises, aux alentours de 1625. Il dut alors lutter pied à pied pour
défendre sa liberté et sa vie.
Marqué du sceau d'infamie de l'hérésie, pourchassé par les
pouvoirs religieux et civils, Torrentius fut le premier membre du cercle de
Giraldo Thibault à faire l'objet de telles persécutions et, dans la foulée, les
autorités commencèrent à s'intéresser d'un peu plus près aux opinions de ses
amis et relations.
Les graines de la chaîne d'événements qui devait aboutir à
la chute de Torrentius furent semées à Kas-sel, une petite ville d'Allemagne,
en 1614. Cette année-là, un petit groupe de mystiques allemands publièrent un
pamphlet ésotérique qui devint une source d'inspiration pour des générations de
mystiques - et, indirectement, chassa Jeronimus de Haarlem. Ce pamphlet était
un texte anonyme d'origine indéterminée, se présentant comme rien de moins que
le manifeste d'une puissante société secrète, qui s'intitulait Ordre de la
Rose-Croix. C'était un fervent réquisitoire en faveur d'une seconde réforme -
mais une réforme des sciences, cette fois - qui promettait en retour
l'avènement de l'Âge d'Or. Mais ce qui passionnait les lecteurs du texte,
c'était surtout ce qu'ils pouvaient y lire entre les lignes - des éléments
d'information concernant la mystérieuse Confrérie de la Rose-Croix.
À en croire les auteurs du pamphlet, l'Ordre avait été
fondé au xv* siècle par Christian Rosenkreuz, qui avait longtemps voyagé au
Moyen-Orient et en avait rapporté les enseignements de la sagesse et de l'éso-térisme
antique. Ils expliquaient qu'à son retour en Allemagne Rosenkreuz avait fondé
l'Ordre pour s'assurer que ses découvertes seraient transmises et mises en
pratique. Les confrères de la Rose-Croix, qui étaient à l'origine huit,
allaient de ville en ville pour transmettre ce savoir secret. Ils menaient une
existence discrète, anonyme, adoptant les coutumes et le costume des pays où
ils s'installaient. Chaque frère était un mystique accompli, et, en
vieillissant, chaque maître avait mission d'assurer sa propre succession en
recrutant un remplaçant digne de cet honneur. Lorsqu'il s'éteignit, en 1484,
ayant atteint l'âge vénérable de cent six ans, Christian Rosenkreuz fut
enseveli quelque part sur le sol du Saint Empire romain germanique, dans une crypte
secrète, qui resta cent vingt ans inviolée. Sa découverte par un membre de
l'Ordre, au tout début du xvn e siècle, marqua l'avènement d'un âge
nouveau pour la confrérie. C'était le signal qu'attendaient les frères de la
Rose-Croix pour sortir de l'ombre et se faire enfin connaître.
Deux autres pamphlets rosicruciens furent mis en
circulation, au cours des deux années qui suivirent.
Il s'agissait dans les deux cas d'un texte anonyme,
apportant chaque fois de nouvelles révélations. Ils soulevèrent un immense
intérêt 61 , et on le comprend aisément : tout en annonçant
l'avènement d'un âge d'or, ces manifestes attestaient l'existence d'une
confrérie secrète qui recrutait ses propres membres de la façon la plus
sélective, et n'admettait dans ses rangs que les plus sages et les meilleurs.
Une invitation à les rejoindre était donc un honneur insigne, que les plus
présomptueux des lecteurs de ces pamphlets espéraient se voir un jour offrir.
Les précautions dont s'entourait l'Ordre pour préserver son incognito ne faisaient
qu'ajouter à son aura de mystère et de danger. Puisque personne ne savait au
juste qui ils étaient ni où ils opéraient, tout un chacun pouvait supposer que
l'un de ses membres vivait à proximité et se trouvait en quête d'une nouvelle
recrue.
Peu de gens semblent avoir mis en doute l'authenticité de
ces pamphlets. Il se trouva même des philosophes aussi éminents que Descartes 62 pour investir des efforts considérables dans la quête de l'Ordre et plusieurs
États d'Europe du Nord commencèrent à craindre d'être confrontés à un réel
danger. En 1624, des rumeurs selon lesquelles les rosicruciens avaient franchi
les frontières de la République des
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