L'archipel des hérétiques
prix,
prospé-raient. Comme tant d'autres, Gijsbert Bastiaensz se laissa distancer
dans la compétition.
Entre 1618, où il apparaît dans les archives municipales
comme un propriétaire aisé, dirigeant son propre moulin et louant douze acres
de pâturage pour ses chevaux, et 1628, la situation financière du pasteur
déclina inexorablement. A peu près à la date où Jeronimus cédait tous ses biens
matériels au marchand Vogel, Bastiaensz laissa sa maison et son moulin à ses
propres débiteurs ,2 .
Son honnêteté et sa bonne renommée ne lui furent d'aucun
secours. A Dordrecht, il n'y avait pas de rente assurée pour le clergé. Ayant
huit bouches à nourrir, le pasteur décida de se porter candidat pour les Indes l3 .
Arrivé à Amsterdam durant la seconde semaine de septembre, il fut engagé par la
VOC au début du mois suivant et, quelques semaines plus tard, il embarqua sur
le Batavia , avec toute sa famille qui quittait pour la première fois
Dordrecht. Son fils aîné avait vingt-deux ans, et le plus petit n'en avait que
sept, un âge sans doute trop tendre pour qu'il pût comprendre à quel point il
était improbable que sa famille pût revenir un jour, au complet, sur le sol
natal.
L'ensemble de l'équipage se conduisait, vis-à-vis du
pasteur, avec toute la déférence due à son rang, mais on aurait tort d'en
déduire que cela lui conférait une quelconque influence à bord du Batavia. En tant que personne, il n'inspirait ni dévotion ni respect particulier et la
VOC, tout en affichant un certain zèle religieux, n'avait jamais fait passer
Dieu avant ses bénéfices. Dans les domaines de la Compagnie, les pasteurs
n'avaient qu'un statut relativement subalterne. Bien que cadres salariés de la
VOC, leurs émoluments restaient inférieurs à ceux des officiers et des
marchands et, pour les Dix-sept, un ministre du culte ne comptait guère plus
qu'un sergent, un charpentier ou un maître coq. La seule concession tangible
que fît la Compagnie à la religion était la fourniture gratuite de bibles et de
psautiers. À cette exception près, les pasteurs étaient généralement laissés à
eux-mêmes et devaient se débrouiller avec les moyens du bord, jusqu'à leur
arrivée aux Indes.
Dans une autre des cabines de la poupe, Creesje Jans
s'était installée, avec les quelques effets personnels qu'elle avait été
autorisée à emporter. Elle était âgée de vingt-sept ans et avait épousé, une
dizaine d'années plus tôt, un intendant adjoint de la VOC, Boudewijn Van der
Mijlen 14 . Mais pourquoi avait-elle décidé de le rejoindre aux Indes
? Van der Mijlen était parti seul en 1625 ou 1626, et il était très
exceptionnel que l'épouse d'un marchand suive ainsi son mari, plusieurs années
plus tard. Mais sans doute les archives d'Amsterdam nous fournissent-elles une
explication à la présence de Lucretia Jans à bord du Batavia. Elle était
orpheline 15 et aucun des trois enfants qu'elle avait eus n'avait
survécu. En 1628, plus rien ne la retenait aux Pays-Bas, et où qu'il pût être,
son époux était la seule famille qui lui restât.
Elle n'avait jamais connu son propre père, un marchand de
tissus qui mourut avant sa naissance. Elle avait deux ans lorsque Steffanie, sa
mère, se remaria avec un capitaine de la marine royale, du nom de Dirk Krijnen.
La famille déménagea d'abord à Leliestraat, dans les beaux quartiers
d'Amsterdam, puis à Herenstraat, qui était l'une des adresses les plus
prestigieuses de la ville. La mère de Creesje mourut en 1613, et la fillette,
alors âgée de onze ans, devint l'une des pupilles de l'orphelinat de la ville,
tout en continuant, semble-t-il, à vivre chez son beau-père avec sa sœur Sara,
et sa demi-sœur, Weijntgen Dircx 16 . Quelques années plus tard,
Krij-nen mourut à son tour, ce qui eut probablement pour effet d'accélérer
l'union de Lucretia et de Boudewijn Van der Mijlen.
Elle avait dix-huit ans le jour de ses noces. Selon le
registre des mariages, son mari, tailleur de diamants de son état, et
originaire de la ville de Woer-den, vivait à Amsterdam. Leurs trois enfants -
Hans, le garçon, et leurs deux filles, Lijsbet et Stefani -naquirent entre 1622
et 1625, mais aucun n'atteignit l'âge de six ans. Un tel malheur devait avoir
quelque chose d'exceptionnel puisque, même à l'époque, la moyenne de la
mortalité infantile n'était que de 50 %. On peut soupçonner que les enfants
furent victimes d'une épidémie - mais nous n'en avons aucune
Weitere Kostenlose Bücher