L'archipel des hérétiques
trace
identifiable, pas plus que de l'état des affaires de Boudewijn. Disons
simplement que lui aussi devait avoir gravement souffert de la récession des
années 1620, car jamais un riche marchand de diamants ne se serait spontanément
embarqué pour Arakan 17 , un port fluvial de Birmanie particulièrement
malodorant et insalubre, pour aller faire le commerce des esclaves au profit de
la VOC. C'est à l'automne 1627 que Boudewijn avait reçu l'ordre de partir pour
Arakan. Il vivait à l'époque à Batavia et, comme les lettres mettaient près
d'un an à revenir aux Pays-Bas, sa femme ne pouvait avoir appris qu'elle ne
trouverait pas son mari à Java en arrivant.
Il est tout aussi improbable que son voyage ait pu être
planifié un an à l'avance et qu'il ait pu savoir qu'elle viendrait l'y
rejoindre. Tout nous porte donc à croire qu'après la mort de son dernier
enfant, intervenue au cours de l'année 1628, Creesje Jans, accablée de chagrin,
résolut de façon plus ou moins impulsive de partir pour rejoindre son mari.
Peut-être lui envoya-t-elle une lettre quelques mois avant son départ. Sans
doute s'empressa-t-elle de liquider ses affaires en cours, juste à temps pour
retenir une cabine sur le Batavia. Elle n'emporta avec elle que quelques
bagages, et se fit escorter d'une seule femme de chambre. Tout comme Cornelisz
et Bastiaensz, Creesje Jansdochter ne laissait pas grand-chose derrière elle.
Et voilà pour les hôtes de marque du Batavia. Comme
sur tous les indiaman , la ségrégation sociale y était de rigueur, et le
niveau de confort se faisait de plus en plus rudimentaire, au fur et à mesure
qu'on avançait vers la proue. Les passagers des classes moyennes, et particulièrement
ceux qu'on surnommait les « fainéants », c'est-à-dire les artisans spécialisés,
tels que les chirurgiens, les facteurs de voiles, les charpentiers et les
cuisiniers, qui n'étaient tenus ni de prendre le quart, ni de travailler la
nuit, étaient logés au niveau de l'entrepont des canons. Ils bénéficiaient tout
de même de cabines relativement spacieuses, dans le poste d'équipage ou à la
poupe, alors que les marins et les soldats, qui composaient les deux tiers de
l'équipage, s'entassaient dans la partie située « à l'avant du mât ». C'eût été
pour eux un manquement grave à l'étiquette que de s'aventurer vers la poupe, si
leurs fonctions ne les y appelaient pas.
Cette ségrégation visait deux objectifs. D'abord, le
renforcement des préséances hiérarchiques entre les différentes catégories qui
coexistaient à bord : soldats et marins, officiers et hommes de troupe, ou
d'équipage. Mais la distinction servait aussi un but plus pratique. Les soldats
et les marins occupaient des entreponts séparés parce qu'une longue expérience
avait depuis longtemps démontré que les deux « espèces » ne faisaient pas bon
ménage, et que la cohabitation prolongée dans un espace aussi confiné
dégénérait invariablement en bagarre. Les matelots devaient rester à l'avant du
mât pour désamorcer les risques omniprésents de mutinerie, et l'accès aux
quartiers des officiers, à la poupe, était surveillé pour les mêmes raisons.
Les soldats étaient les plus mal lotis, puisqu'ils étaient
installés un étage au-dessous, sur « l'entrepont à vaches », comme l'appelaient
les Hollandais. A cet étage, les poutres du plafond descendaient si bas qu'on
n'y tenait pas debout et, le plancher étant situé sous la ligne de flottaison,
il ne pouvait y avoir ni sabords d'aérage, ni hublots, ni écoutilles pour y faire
entrer un minimum d'air et de lumière. En fait, l'entrepont à vaches faisait
partie des cales et au retour, il servait d'entrepôt aux épices. Malgré ces
épouvantables conditions d'inconfort et d'insalubrité, il arrivait que les
hommes de troupe restent enfermés toute la journée dans cette cale sombre et
mal aérée, à l'exception de deux périodes de trente minutes, durant lesquelles
les soldats étaient auto-risés à sortir, sous bonne escorte, pour respirer un
peu l'air du large et aller aux latrines.
Les soldats de la VOC étaient d'une espèce
particulièrement bigarrée. C'étaient pour la plupart des laissés-pour-compte
indistinctement recrutés en Hollande, dans le nord de l'Allemagne ou en France.
Sur le Batavia, quelques-uns étaient originaires d'Ecosse et il s'y
trouvait même un Anglais, qui figurait dans les archives du voyage sous le nom
de Jan Pinten I8 . Les troupes
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