L'archipel des hérétiques
portée. Dans
les années 1620, ils devinrent un véritable fléau pour la VOC. En l'espace de
huit ans, de 1621 à 1629, ils envoyèrent par le fond plus de quatre cent vingt
navires marchands et bateaux de pêche, et en capturèrent mille six cents. Les
officiers supérieurs étaient faits prisonniers et libérés contre rançon, mais
tous les autres membres de l'équipage étaient généralement passés par les
armes. Si le Batavia était tombé entre leurs mains, ses passagers
auraient dû organiser entre eux une loterie macabre, dont les perdants auraient
été jetés pardessus bord, pieds et poings liés - exécution que les Dunkerquois
surnommaient plaisamment « se faire laver les pieds ». Dans d'autres occasions,
ils enfermaient tous leurs prisonniers à fond de cale, avant de les faire
couler avec le navire.
Pelsaert n'ignorait rien de tout cela. Il opta tout de
même pour l'itinéraire le plus court, pariant fort justement que les canons du Batavia suffiraient à tenir les Dunkerquois en respect. Ce jour-là, les
pirates ne quittèrent pas leur port, et Y indiaman poursuivit sa route
sans encombre en direction de la baie de Biscaye et de l'Atlantique. Il semble
qu'en franchissant la Manche le Batavia ait rattrapé les survivants du
reste du convoi. Ils avaient eux aussi essuyé la tempête qui avait failli être
fatale à leur navire amiral et le plus léger des vaisseaux, le s'Gra-venhage ,
avait été si endommagé qu'il avait dû se replier vers le port hollandais de
Middelburg, pour des réparations qui allaient l'immobiliser quatre mois. Les
sept autres navires poursuivirent leur route vers l'ouest.
Avec novembre était arrivé l'hiver septentrional. Les
jours se faisaient plus courts et plus froids. Tous les novices tels que
Jeronimus Cornelisz, dont c'étaient les premiers pas sur un bateau, mirent un
certain temps à s'accoutumer à l'incessant roulis du navire, en particulier
dans les eaux houleuses de la baie de Biscaye. Les voyageurs dont les récits
nous sont parvenus s'accordent à décrire l'inconfort de ces premières semaines
de mer, durant lesquelles pratiquement tous les occupants du navire souffraient
du mal de mer 32 - y compris le bétail que l'on embarquait pour
constituer une réserve de viande fraîche. Les cochons étaient, paraît-il,
particulièrement sujets à ces nausées 33 .
S'acclimater à la vie sur mer ne fut pas une mince
affaire, pour Jeronimus et ses compagnons de voyage. Au bout d'une semaine à
bord, la toilette la plus rudimentaire devenait un luxe inouï, pour les
passagers d'un retourschip, comme pour son équipage. Les réserves d'eau
douce ne permettaient pas d'en gaspiller pour se laver et, malgré ses
dimensions imposantes qui le classaient parmi l'un des plus grands vaisseaux de
son temps, le Batavia n'était équipé que de quatre latrines 34 ,
pour trois cent cinquante personnes. Deux d'entre elles, réservées aux habitants
de la poupe, étaient situées de part et d'autre de la grande cabine. Le reste
de l'équipage devait faire la queue pour utiliser les deux autres, installées à
la proue. C'étaient de simples trous pratiqués dans le pont, sous le beaupré.
Ces latrines rudimentaires étaient ouvertes à tous les vents et exposées à la
vue de tous ceux qui attendaient leur tour. Le seul élément de « confort »
était une longue corde souillée qu'on laissait pendre par le trou et dont on
pouvait utiliser l'extrémité effrangée, qui traînait dans l'eau, pour
s'essuyer.
En cas de mauvais temps, ces misérables conditions de vie
ne s'amélioraient certes pas, puisqu'il fallait fermer tous les hublots,
écoutilles et sabords. L'air ne pénétrait donc plus dans les entreponts. Les
hommes dégageaient de fortes odeurs de sueur et d'ail - qui passait à l'époque
pour un remède universel. Tous marinaient dans une humidité permanente. Il
devenait périlleux de se risquer sur le pont jusqu'aux latrines. Les soldats et
les marins se soulageaient donc dans des coins sombres, ou accroupis sur des
échelles, dans la cale \ En cas de gros temps, s'il fallait utiliser les pompes
pour écoper, l'urine et les matières fécales qui s'étaient accumulées à fond de
cale refaisaient surface de la façon la plus inopportune, car les pompes du Batavia aspiraient l'eau malodorante qui croupissait à fond de cale - «
fumant comme l'enfer et puant comme le démon 35 », pour reprendre les
termes d'un contemporain - et, au lieu de l'évacuer dans la mer,
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