L'archipel des hérétiques
mieux que leurs hommes, mais au fil des mois,
tout le monde à bord devait supporter une baisse progressive de la qualité de
la nourriture. Certaines précautions étaient prises pour assurer une réserve de
viande fraîche -outre les volailles, les chèvres et les porcs dont les enclos
se trouvaient dans l'entrepont des canons, Jan Gerritsz, le jardinier du bord,
cultivait des légumes dans le bovenhut , une sorte de petite serre
installée dans un cagibi, à la poupe, au-dessus des cabines. Lorsque le temps
s'y prêtait, on pouvait pêcher. Mais l'étiquette exigeait que les premiers
poissons de la journée aillent au capitaine, la première douzaine aux marchands
et aux officiers, et ainsi de suite, par rang de préséance hiérarchique. Il
était donc rare que la nourriture fraîche parvînt jusqu'au tout-venant des
marins ou des hommes de troupes. <
Les hommes d'équipage se nourrissaient presque
intégralement de viande salée conservée dans des barils, de légumes et de
biscuits - une sorte de pain sec, dur comme un vieux clou. Au début du xvu c siècle, on connaissait déjà d'excellentes techniques de conservation des
aliments, mais la VOC ne brillait pas par la qualité des provisions que
recelaient ses magasins. A terre, on conservait la viande en la frottant
longuement de sel, pour en ôter l'humidité. Puis on la laissait sécher quelque
temps, avant de la faire mariner dans de la saumure ou du vinaigre bouillant.
Cette technique avait l'avantage de tuer les bactéries, tout en parfumant la
viande. Correctement appliquée, elle donnait des résultats étonnamment
savoureux. Mais tout cela prenait du temps, et donc de l'argent - or, pour la
Jan Compagnie, le moindre florin comptait. Ses fournisseurs appliquaient donc
une technique plus expéditive et plus économique : on plongeait les quartiers
de viande fraîche dans des chaudrons pleins d'eau de mer bouillante, sans
prendre le temps de les vider de leur sang, qui faisait ensuite tourner la
saumure. La viande ainsi conservée était peu coûteuse, mais atrocement salée.
Il fallait la faire tremper dans de l'eau douce avant de la cuisiner mais, à
bord, on se contentait généralement de la faire bouillir dans sa saumure, pour
économiser les réserves d'eau potable. À sa sortie de la marmite, elle était
encore blanche de sel et, lorsqu'on la servait, dans un bouillon tout aussi
salé, elle vous brûlait les lèvres et provoquait une terrible pépie.
Les retourschepen emportaient aussi des réserves de
poisson séché. Les Vikings faisaient sécher les morues qu'ils péchaient en les
« épinglant » dans le gréement de leurs drakkars. Les Hollandais, eux, les
enfilaient. Ils les avaient baptisées storkvish, d'après le mot
hollandais désignant les bâtons sur lesquels ils empalaient ainsi jusqu'à
trente cabillauds, ouverts et nettoyés. Cette technique de séchage permettait
d'obtenir des tranches de poisson blanches, dures comme du bois, et qu'il
fallait ensuite soit faire tremper, soit attendrir à coups de maillet. Comme le
porc ou le bœuf salé, la morue séchée était généralement servie en ragoût, avec
des pois cassés ou des haricots secs. Mais le poisson était relativement
difficile à conserver et, à en croire les archives de la
Marine Royale, il avait tendance à se gâter plus vite que
la viande. On peut donc supposer que les réserves de poisson étaient consommées
en priorité et que, durant les premiers mois du voyage du Batavia, la
morue dut figurer régulièrement à ses menus.
La viande séchée elle-même devint difficile à conserver,
dans les conditions climatiques que dut affronter la flottille en longeant la
côte ouest de l'Afrique. Sous le soleil tropical et faute d'un système de
réfrigération efficace, la température de la soute grimpa intolérablement. Il
était matériellement impossible de ventiler les parties inférieures du navire
et l'atmosphère qui régnait dans la cale était si irrespirable, que les marins
qui y pénétraient perdaient parfois connaissance. Les tonneaux éclataient sous
l'effet de la chaleur et leur contenu se répandait, offrant de véritables
festins à la vermine qui pullulait dans la cale. Lorsque l'eau de pluie s'y
infiltrait, les denrées séchées pourrissaient et étaient à leur tour attaquées
par les larves et les insectes.
Le biscuit était le plus exposé. Ce pain, soumis à une
double cuisson, ne contenait ni graisse ni humidité. Dans des conditions
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