L'archipel des hérétiques
jouaient pour tuer le temps 41 .
On chantait des chansons, et il arrivait que l'équipage monte de petits
spectacles. On pariait sur les jeux de dés, bien que ce fût en principe
interdit. Les dames et le tric-trac, une variante du jacquet, avaient les
faveurs des joueurs. Quelques-uns, des officiers pour la plupart, s'adonnaient
au plaisir de la lecture, bien que les livres disponibles à bord fussent pour
la plupart des ouvrages religieux dont la VOC, dans un de ses rares élans de
générosité et de piété, dotait gracieusement tous ses navires. On dit que,
pendant son tour du monde, sir Francis Drake 42 aurait colorié de sa
main les gravures de son exemplaire du Livre des Martyrs de Foxe, pour
tromper son ennui. Les quelques femmes qui étaient du voyage tricotaient ou
faisaient de la dentelle. S'il faut en croire les archives de certaines
expéditions, il arrivait que les dames prennent d'assaut la coque-rie et s'y
imposent aux fourneaux, pour tenter de varier un peu les menus à base de ce
pain qui « leur pesait sur l'estomac comme une pierre ».
Les faveurs des matelots allaient à des passe-temps plus
musclés. Les combats à coups de poing étaient tolérés en tant que
divertissement et, quand les circonstances s'y prêtaient, les hommes jouaient
au «jeu de l'exécution», une sorte de concours entraînant des gages qui
incluaient le badigeonnage à la poix ou au goudron. Ce passe-temps était si
dangereux qu'on ne pouvait y jouer qu'avec l'autorisation expresse du
capitaine.
L'ennui s'alliant à la chaleur offrait un terrain propice
à toutes sortes de querelles. Celles qui n'avaient pas pour prétexte les
rations de nourriture ou de boisson concernaient l'espace vital. Le confinement
de ces quelque trois cent trente personnes dans un navire de quarante-neuf
mètres de long excluait pratiquement toute possibilité d'intimité. Les hommes
se disputaient l'espace pour étendre leur paillasse et les vols étaient à
l'origine de bagarres si violentes qu'ils étaient punis presque aussi sévèrement
que les meurtres. Mais la tentation n'en était pas moins grande. Bon nombre de
soldats et de matelots étaient déjà presque des délinquants, et se trouvaient
en tout cas dans une situation assez désespérée pour aller risquer leur vie sur
la route des Indes. Sur tous les navires hollandais, les petits larcins étaient
un mal endémique 43 .
Ce fut durant cette période de désœuvrement que Jeronimus
Cornelisz révéla pour la première fois à ses compagnons de voyage quelques-unes
de ses conceptions non orthodoxes. Dans la cabine de la poupe, les
conversations gravitaient fréquemment autour des problèmes religieux et, de
temps à autre, se sentant désormais hors d'atteinte de l'autorité de l'Église
réformée, l'intendant adjoint se plaisait à choquer l'assistance en exposant
ses vues sur tel ou tel point de théologie. Son exceptionnelle faconde lui
permettait de présenter de façon presque convaincante ses allégations les plus
incendiaires. Peu accoutumés à la compagnie des personnes cultivées, Jacobsz et
ses officiers buvaient ses paroles, mais l'intendant adjoint se gardait bien de
s'afficher trop franchement comme hérétique. « Il avait plus d'une fois fait
montre de son esprit retors dans ses propos athées, devait rapporter plus tard
le pasteur Bastiaensz. Mais jamais je n'aurais imaginé qu'il puisse être à ce
point sans foi ni loi 44 . »
Au fil des mois, Cornelisz et sa conversation semblent
avoir fait grosse impression sur le capitaine. C'est quelque part au large des
côtes africaines que l'amitié entre les deux hommes vit le jour. Ils avaient en
commun de nombreux centres d'intérêt, et les heures innombrables durant
lesquelles le navire se trouva immobilisé entre les tropiques, faute de vent,
leur fournirent de multiples occasions de mieux faire connaissance. On peut supposer,
sans trop s'avancer, que leurs conversations revenaient constamment autour de
leurs deux sujets de prédilection : les divers moyens de faire fortune dans les
îles aux épices, et les charmes de Lucretia Jans.
Car la belle Creesje monopolisait l'attention de plus d'un
hôte de marque du Batavia. A l'exception de l'épouse du prévôt, qui
était une femme d'un certain âge, elle était la seule dame de qualité sur le
navire - ce qui aurait suffi, en soi, à lui attirer l'inté-rêt de ces hommes
que le voyage privait pendant de longs mois de toute compagnie féminine. Sa
beauté, attestée
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