L'archipel des hérétiques
raison qui nous
échappe, les directives de la VOC sur ce point ne semblent pas avoir été
appliquées, dans le cas du Batavia. Certaines des femmes qui se
trouvaient à bord - et, parmi celles-ci, un groupe d'une douzaine d'épouses de
matelots -s'étaient probablement embarquées clandestinement. Le conseiller
Jacques Specx, qui dirigeait la majeure partie de la flotte de Noël de cette
même année, avait dû découvrir un certain nombre de concubines et de filles de
joie sur les bâtiments de sa flotte, car en traversant la baie de Biscaye, il
écrivait à sa famille : « Pour rien au monde nous ne voudrions faire voyager
des femmes honnêtes et des jeunes filles avec les abominables catins et
coureuses que nous avons retrouvées - que Dieu les ramène en son troupeau - sur
tous nos navires. Elles sont en si grand nombre et si abominables que je rougis
de vous les décrire davantage. » Apparemment, Pelsaert avait fait fouiller les
cales du Batavia de façon plus expé-ditive, puisque tous les passagers
clandestins échappèrent à sa vigilance, jusqu'à ce qu'il soit trop tard pour
les renvoyer à terre.
Parmi les femmes non accompagnées du bord figuraient la
belle Lucretia Jans et sa chambrière, Zwaantie Hendricx, avec qui elle formait
un tandem des plus mal assortis, Creesje étant aussi altière que sa servante
était nature et peu farouche. On ignore si Zwaantie était déjà au service de
Lucretia à Amsterdam, avant de s'embarquer. Certains ont avancé l'hypothèse
selon laquelle cette Zwaantie aurait été recrutée en toute hâte, dans l'unique
but d'escorter Lucretia jusqu'en Orient. Quoique impossible à démontrer, cette
théorie correspond aux faits : les deux femmes ne s'entendaient guère, et le
malaise qui s'installa entre elles eut de fâcheuses conséquences à bord du Batavia.
Les problèmes se déclarèrent peu après l'escale en Sierra
Leone. Pendant la traversée de l'Atlantique
Nord, Ariaen Jacobsz s'était épris de Creesje. Le
capitaine, qui avait pourtant femme et enfants à Dur-gerdam, avait résolu de
séduire Lucretia - en dépit de son statut de femme mariée, et de son
appartenance à un milieu social supérieur au sien de plusieurs degrés. Il ne
tarda pas à déchanter. La dame repoussa ses premières avances mais,
semble-t-il, sans trop de sévérité, car ils restèrent quelque temps bons amis.
Mais comme le Batavia s'engageait dans la wagenspoor, et que
Lucretia ne capitulait toujours pas, leurs relations ne tardèrent pas à se
dégrader.
Ce manège avait échappé à tout le monde, sauf à Jeronimus.
Comme le Batavia s'éloignait des côtes africaines, il prit Ariaen à
part. « Je le rappelai à l'ordre, rapporta plus tard l'intendant adjoint, en
lui demandant ce qu'il espérait obtenir de cette femme. Le capitaine me
répondit qu'il s'était entiché d'elle à cause de sa beauté et qu'il espérait
parvenir à ses fins en la tentant, dût-il pour cela lui proposer de l'or, ou
autre chose. 53 »
Lucretia ne semble pas avoir reçu les « propositions » de
Jacobsz d'un œil plus complaisant que ses précédentes avances, et cette fois,
elle dut le lui signifier sans ménagements, car du jour au lendemain, le
capitaine cessa de lui faire la cour. Mais le navire n'était pas en vue du Cap,
que le bouillant Ariaen avait levé une autre piste. L'objet de cette nouvelle
passion était Zwaantie - et cette fois, il parvint à ses fins.
On ne saura jamais si Jacobsz séduisit la femme de chambre
parce qu'il la désirait vraiment, ou juste pour faire enrager sa maîtresse,
mais quoi qu'il en fut, son idylle naissante avec Zwaantie plaça Lucre-tia dans
une situation délicate. À bord, il était difficile de tenir un secret bien
longtemps et la liaison scandaleuse du capitaine avec la servante eut tôt fait
de devenir un sujet d'humiliation publique pour Creesje Jans. Et comme il lui
était impossible d'éviter totalement le capitaine pendant le reste du voyage,
tant que le Batavia restait en mer, il pouvait lui empoisonner la vie à
sa fantaisie. Il était impensable pour une femme de son rang de voyager sans
domestique, et il n'y avait personne, à bord du Batavia qui pût
remplacer sa chambrière. Lucretia en était donc réduite à s'accommoder de cette
situation.
Quant à Jacobsz et à sa maîtresse, il semble qu'ils se
soient découvert d'emblée un terrain d'entente, non seulement dans leur commune
aversion pour Creesje - le capitaine à cause du refus qu'il avait
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