L'archipel des hérétiques
réformée, et Gijsbert
Bastiaensz le premier, ne voyaient pas d'un très bon œil les réjouissances
effrénées auxquelles donnait traditionnellement lieu le passage de l'équateur.
Mais les décrets de la VOC eux-mêmes ne purent abolir les chansons de marins
grivoises, ni l'usage de ces longues pipes dans lesquelles on fumait le tabac.
Mais comme il fallait les allumer à l'aide de braises, retirées du feu avec des
pinces, les risques d'incendie étaient si grands que l'usage du tabac n'était
autorisé qu'à l'avant du mât, et uniquement à la lumière du jour 48 .
Ayant enfin dépassé la zone des calmes équato-riaux,
Pelsaert et sa flotte profitèrent des alizés soufflant du nord-est qui
emmenaient les vaisseaux en direction des côtes d'Amérique du Sud, puis des
courants du Brésil qui les ramèneraient vers le cap de Bonne-Espérance. Mais,
alors que la température redevenait supportable, ce fut un autre mal qui
frappa.
La flotte était entrée dans la zone du scorbut -le secteur
de l'Atlantique Sud s'étendant depuis le tropique du Capricorne jusqu'au Cap.
Dans les années 1620, et pendant les deux siècles qui suivirent, la menace du
scorbut planait sur tout voyage d'une certaine durée. Le mal se déclarait au
bout de trois mois de mer, et d'abord chez les hommes d'équipage les moins bien
nourris. Pour que les officiers en soient atteints, il fallait que le navire se
trouve bloqué plusieurs mois dans la zone des calmes équatoriaux. Les symptômes
de la maladie, reconnaissables entre tous, n'étaient que trop familiers aux
vétérans tels que Jacobsz ou Pelsaert : jambes douloureuses, démesurément
enflées, haleine fétide, gencives spongieuses et saignantes. A un certain stade
du mal, la bouche du malade enflait et devenait si gangrenée que les dents lui
tombaient les unes après les autres. Enfin, au bout d'un mois d'atroces
souffrances, il succombait, au terme d'une longue agonie.
On observait des cas de scorbut sur pratiquement tous les
navires à destination des Indes. Chaque retourschip perdait généralement
vingt ou trente hommes entre l'équateur et Le Cap. Mais ce tribut pouvait être
encore plus lourd. Au cours de la première expédition hollandaise vers
l'Orient, en 1595, plus de la moitié des hommes de la flotte étaient morts du
scorbut lorsque les navires accostèrent à Madagascar. Quand les survivants
atteignirent finalement Texel, deux ans plus tard, l'un des bâtiments n'avait
plus assez d'hommes valides pour déplacer l'ancre, lors des manœuvres
d'accostage.
Trois décennies plus tard, lorsque le Batavia prit
la mer, le traitement de cette maladie n'avait fait aucun progrès 49 .
Le scorbut est une carence de vitamine C, qui se trouve dans les aliments
frais, et en particulier dans les fruits et les jus de fruits - denrées qui
étaient généralement épuisées lorsque les bateaux approchaient de l'équateur.
Mais en 1628, personne ne s'en était avisé. Les médecins divergeaient, quant
aux causes du mal et à son traitement. On soupçonnait l'atmosphère viciée des
entreponts où vivaient les hommes, ou l'excès de sel dans l'alimentation. Le
vin était un remède courant, sinon efficace. Curieusement, on avait déjà
remarqué que le jus de citron ou de lime, qui devait être reconnu à la fin du
siècle suivant comme un remède préventif et curatif, pouvait combattre le
scorbut - mais les raisons de son efficacité demeuraient mystérieuses. Certains
médecins de bord le prescrivaient et certains navires, ceux de la Compagnie
anglaise des Indes orientales, en particulier, en emportaient dans leurs cales.
Mais ce traitement n'était qu'un de ceux que testait la VOC, et son efficacité
restait encore à établir. Ce qui explique que le Batavia perdit une
douzaine de ses matelots entre la Sierra Leone et Le Cap.
Les morts étaient jetés à la mer. Il n'y avait pas assez
de bois pour confectionner des cercueils. Les cadavres étaient donc enveloppés
dans de la toile à bâche et jetés par-dessus bord, après un bref service
funèbre. Les camarades du défunt veillaient à lester suffisamment le corps avec
du sable ou du plomb, dans l'espoir qu'il coulerait assez vite pour échapper
aux requins 50 .
Car les prédateurs de la mer étaient désormais du voyage.
Dès le xvii e siècle, ils avaient une sinistre réputation de férocité et les
marins hollandais racontaient d'effroyables histoires de bras et de jambes
ayant appartenu à des camarades récemment
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