L'archipel des hérétiques
décédés, et retrouvés en lambeaux
dans l'estomac de tel requin, capturé peu après. Pour les marins, tous les
requins, quelle que fut leur espèce, étaient des monstres sanguinaires, avides
de chair humaine. Les hommes du bord se donnaient beaucoup de mal pour les
harponner ou les prendre à la ligne. De temps à autre, ils en tuaient un et en
faisaient bon usage : la peau rugueuse servait à affûter les lames, le cœur et
le foie allaient au médecin du bord, qui en faisait des remèdes. Le cerveau
entrait dans la composition d'un certain baume, passant pour apaiser les
douleurs de l'enfantement. Mais d'autres marins se contentaient de venger leurs
camarades qui avaient fini entre les mâchoires des requins. On trouvait
plaisant de torturer un animal captif en lui arrachant les yeux et les
ailerons, puis de lui attacher un tonneau vide à la queue, avant de le remettre
à la mer. Incapable de se diriger, de plonger ou de nager, l'animal mutilé se
débattait furieusement dans l'eau rougie de son propre sang. Il tournait
indéfiniment sur lui-même et se heurtait à la coque jusqu'à ce qu'il meure
d'épuisement ou devienne la proie de ses congénères.
Ce genre de divertissement cruel comptait parmi les rares
exutoires qui fussent laissés aux instincts primaires de l'équipage. Les
bagarres et les querelles étaient sévèrement réprimées et le manque d'intimité
interdisait toute forme d'activité sexuelle aux occupants de la proue. Sur la
plupart des indiaman, cette carence était exacerbée par la quasi-absence
des femmes à bord. Des rares représentantes du beau sexe qui embarquaient, la
plupart étaient soit impubères, soit déjà mariées. Quelques matelots étaient
homosexuels 51 , mais les châtiments réservés aux « sodomites » pris
sur le fait étaient draconiens. Le commandeur pouvait condamner les
fautifs à être cousus ensemble dans un sac de toile, et jetés pardessus bord.
Dans la majorité des cas, ce genre de relations s'engageaient non pas entre les
matelots, mais entre les officiers et leurs hommes, puisque seuls les officiers
disposaient à la fois d'un espace privé et du pouvoir nécessaire pour réduire
au silence leurs partenaires, s'ils n'étaient pas consentants.
Le Batavia transportait une proportion de femmes
exceptionnellement élevée, puisqu'elles étaient au moins vingt-deux à bord 52 et, bien que la plupart aient été mariées et accompagnées de leur époux, une
poignée d'entre elles étaient pour ainsi dire libres. On peut d'ailleurs s'en
étonner, car la VOC savait d'expérience à quel point il était dangereux de
faire naviguer des dames non accompagnées avec plusieurs centaines d'hommes
dans la force de l'âge, confinés dans un espace aussi exigu et dans un
quasi-désœuvrement, pendant neuf ou dix mois.
Dès 1610, les premières tentatives que fit la Compagnie
pour trouver des épouses à ses marchands isolés aux Indes se soldèrent par une
cinglante humiliation. Le gouverneur général Pieter
Both fut délégué à Java, accompagné de trente-six «
célibataires », qui se révélèrent être des filles de mauvaises mœurs. Quelques
années plus tard, Jan Coen, qui succéda à Both, renonça à son projet d'acheter
des esclaves en Orient et demanda qu'on lui envoie plutôt des jeunes orphelines
hollandaises. « Vous autres, Messieurs, écrivit-il aux Dix-sept, dans son style
d'une inimitable verdeur, vous ne nous laissez que vos miettes, et les gens
d'ici n'accepteront de nous vendre que les leurs. Envoyez-nous donc de vraies
jeunes filles à marier, et nous pourrons enfin espérer voir les choses
s'arranger. » Les « pupilles de la Compagnie » furent embarquées à destination
de Batavia. Elles furent gratuitement nourries et vêtues pendant tout le
voyage, en échange de la promesse qu'elles prendraient mari en arrivant. Elles
étaient pour la plupart âgées de douze à vingt ans et voyageaient sous la
surveillance d'un seul chaperon, chargée d'un escadron de plusieurs dizaines de
jeunes filles. Comme on peut s'y attendre, même la moins accorte de ces
demoiselles s'attira les assiduités inopportunes de l'équipage, bien avant
d'arriver en vue des côtes javanaises.
En 1628, la Jan Compagnie avait tiré les leçons de
l'expérience. Il était désormais exceptionnel que des femmes se voient
autorisées à embarquer pour les Indes, à l'exception des épouses et des filles
des principaux cadres de l'équipe des marchands. Mais, pour une
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