L'archipel des hérétiques
présentèrent enfin, le commandeur dut s'exprimer par gestes et par mimiques pour leur faire comprendre ses
souhaits. En fait, tout ce qui touchait aux habitants du Cap était d'une
absolue étrangeté pour les Hollandais, à qui la cuisine hottentote levait le
cœur. « Les Africains mangent leur viande crue et leur plat préféré, soulignent
les observateurs hollandais, ce sont des entrailles de bœuf qu'ils consomment à
peine cuites, après les avoir sommairement secouées, pour en ôter la bouse. »
Pelsaert mit un certain temps à rassembler les provisions
nécessaires et son absence à bord du Batavia eut de fâcheuses
conséquences. Pendant qu'il était à terre, occupé à marchander, Ariaen Jacobsz
fit mettre une chaloupe à la mer et s'offrit une petite promenade d'agrément
dans la baie, en compagnie de Zwaantie et de son ami Jeronimus. A la tombée de
la nuit, le trio se promena de bateau en bateau et, abusant de l'hospitalité
des autres navires de la flotte, Jacobsz força sur la bouteille. Sa conduite se
détériora rapidement et il se laissa aller à toutes sortes de violences,
verbales et autres. Lorsque Pelsaert revint à bord du Batavia, plusieurs
plaintes avaient été enregistrées contre le capitaine. L'inci-dent risquait de
ternir l'image du commandeur et de son navire amiral, ce qui ne laissa
pas de l'alarmer : « Pendant que j'étais parti acheter du bétail, note Pelsaert
dans son journal, ils sont allés à terre sans m'en aviser et y sont restés
jusqu'au soir. Puis ils ont rejoint VAssendelft, où Jacobsz a fait
preuve d'une agressivité hors de propos. Après quoi, à la nuit tombée, ils sont
montés sur le Buren , où la conduite du capitaine n'a fait qu'empirer.
Son comportement, conclut le subrécargue, a été celui d'une brute, en faits
comme en dits. »
La conduite de Jacobsz devenait un sérieux problème pour le commandeur. En elles-mêmes, l'ébriété et l'agressivité incontrôlée
constituaient déjà des fautes graves, mais faire mettre une chaloupe à la mer
et quitter le navire sans l'autorisation du subrécargue devenait intolérable.
Sous peine de perdre la face, Pelsaert devait prendre des mesures
disciplinaires. Le lendemain matin, à la première heure, il convoqua donc
Jacobsz dans la Grande Cabine et le réprimanda sévèrement « pour son arrogance
et ses méfaits de la veille », le menaçant, entre autres admonestations, de
prendre des sanctions sévères s'il ne s'amendait pas rapidement 56 .
Cette mise au point ne tarda pas à s'ébruiter, tout comme les aventures de
Jacobsz et de Zwaantie. L'incident alimenta quelque temps les conversations sur
le Batavia, et le capitaine en fut humilié, ce qui ne fit qu'exacerber
le vieil antagonisme qui l'opposait au commandeur.
Tandis que ses hommes abattaient le bétail sur la plage et
stockaient la viande fraîche dans des barils vides, Jacobsz fulminait. À fond
de cale, les char-pentiers et les calfateurs achevaient les réparations et
préparaient le navire à affronter les mers du Sud. Le 22 avril, le Batavia était prêt à appareiller. Il n'était resté que huit jours à la Taverne de
l'Océan, soit moins de la moitié de la durée moyenne des escales au Cap.
Le Batavia qui leva l'ancre dans la Baie de la
Table n'était plus le bâtiment qui avait quitté Amsterdam en octobre précédent.
Son équipage déplorait la perte de dix de ses membres ; sa coque, envahie par
la vermine et vibrant sous la pression des vagues, transportait dans ses flancs
quelque trois cent vingt passagers que la fatigue physique et nerveuse rendait
irritables et querelleurs - en quoi le Batavia ne différait guère de la
majorité des indiaman qui venaient se réapprovisionner au Cap. De fait,
il comptait même parmi ceux que le sort avait favorisés.
Plus que le degré d'usure du voyage sur les hommes et le
matériel, ce qui distinguait le navire de Pelsaert, c'était plutôt le haut
niveau hiérarchique de ceux qui s'affrontaient. Tant que le subrécargue et le
capitaine d'un retourschip s'accordaient sur la conduite à tenir, les
rivalités ou la jalousie sexuelle qui pouvaient opposer les autres membres de
l'équipage ne posaient que des problèmes secondaires et aisément solubles.
Mais, dès lors que le désaccord s'installait entre les deux principaux
officiers du bord, nul ne pouvait les contraindre à entendre raison, ni à
canaliser leur hostilité croissante.
Un soir, Jeronimus rejoignit à la poupe son ami
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