L'archipel des hérétiques
le
capitaine, mal remis de ses récentes blessures d'amour-propre.
— Tudieu ! grommela le vieux loup de mer, en lorgnant vers
les autres vaisseaux. S'ils n'étaient pas là, ceux-là, comme je lui tannerais
le cuir, à ce maudit chien - il ne pourrait pas quitter sa cabine de quinze
jours ! Et entre-temps, je prendrais les commandes du bâtiment... !
Dangereuse confidence. Le capitaine n'évoquait là rien de
moins qu'un projet de mutinerie. Si Pelsaert avait eu vent de ce genre de
propos, il aurait été en droit de le faire immédiatement exécuter, ou jeter
par-dessus bord. Mais Jeronimus n'éleva aucune objection et se garda bien
d'aller en faire part à son supérieur.
Les deux hommes laissèrent s'écouler quelques secondes, et
l'écho des paroles du capitaine parut flotter quelque temps dans l'air automnal,
tandis que Cornelisz les soupesait sans mot dire. Il finit pourtant par rompre
le silence :
— On peut savoir comment vous vous y prendriez 57 ? lança-t-il.
4. Terra Australis Incognita
« Je suis toujours du côté du diable. » Ariaen Jacobsz.
Peu à peu, au fil des jours, le complot prit forme.
Accoudés au bastingage, tandis que le Batavia fendait laborieusement les
eaux agitées à l'est du Cap, le capitaine et l'intendant adjoint échafaudaient
un plan qui leur assurerait le contrôle du navire. Ils imaginaient des moyens
de se rallier la majorité de l'équipage et de supprimer les hommes qui
refuseraient de se joindre à eux. Ils discutaient longuement, et avec
délectation, du sort qu'ils réserveraient à Pelsaert. Ils envisageaient
d'entreprendre une carrière de pirate, et de rançonner les navires marchands
dans l'océan Indien. Ils rêvaient ensemble d'une confortable retraite dans un
port espagnol, hors d'atteinte de la VOC Mais s'ils se faisaient toutes ces
confidences, c'était avant tout parce que Jeronimus était indispensable à
Jacobsz - et inversement.
Il semble que ce soit sous l'influence de Cornelisz que le
capitaine devint un véritable mutin 2 . Ariaen Jacobsz n'était plus de
première jeunesse. Deux décennies de navigation, dont plusieurs aller-retour
très éprouvants vers l'Orient, lui avaient tanné le cuir, mais l'âge commençait
à se faire sentir. Les six mois de mer jusqu'au Cap l'avaient éreinté. Bien
qu'il fut courant pour les capitaines d'indiaman d'avoir quelque peine à
supporter l'autorité du subrécargue de leur navire 3 , Jacobsz doutait
de trouver en lui-même l'énergie de mener à bien ses projets de mutinerie. Sans
le soutien de l'intendant adjoint, il se serait vraisemblablement contenté de
grogner et de pester, sans pour autant passer à l'acte. Des mois plus tard,
Cornelisz se souvint que, lorsqu'ils bavardaient ensemble sur le gaillard
d'arrière, une phrase revenait constamment dans la bouche de son ami : « Si
seulement j'avais quelques années de moins, grommelait-il, il en irait tout autrement.
» Mais, en compagnie de son ami Jeronimus, il se sentait rajeunir et redoublait
d'audace. Le seul fait que l'intendant s'attardât sur le pont en sa compagnie,
envisageant froidement d'organiser une rébellion violente, était pour lui le
plus puissant des stimulants.
Pelsaert finit par entrevoir ce qui se tramait :
« Jeronimus Cornelisz, note-t-il dans son journal 4 ,
étant devenu familier du capitaine dont il était à présent le grand ami,
parvint à accorder leurs intelligences et leurs sentiments comme ceux d'un seul
homme, le capitaine étant d'une nature foncièrement orgueilleuse, ambitieuse,
réfractaire à l'autorité, et encline à la raillerie. Il était en outre
totalement inapte à s'entendre avec autrui, pour tout ce qui s'écartait un tant
soit peu de la navigation. Alors que Jeronimus était, lui, très habile à
déguiser la vérité sous des propos flatteurs ou fallacieux. Il était de loin le
plus roué des deux et savait s'y prendre avec les gens. Cornelisz était donc le
porte-parole du capitaine et en usait avec lui comme un pédagogue avec son
élève, lui soufflant les réponses qu'il pourrait m'opposer, au cas
où je tenterais de l'admonester ou de lui faire entendre
raison. »
Pour ce qui était de Cornelisz, il n'aurait pu se soucier
moins de ce qu'il adviendrait de Francisco Pelsaert. S'il encourageait la soif
de vengeance du capitaine et ses fantasmes de rébellion, c'était uniquement
parce que, sans lui, il ne pouvait se rendre maître du Batavia. Pour ce
faire, il lui fallait l'appui des matelots, sur
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