L'archipel des hérétiques
la
traverser de part en part, et il en faut à peine vingt pour en faire le tour en
bateau. On y chercherait vainement une colline, une caverne, ou le moindre
arbuste - il n'y pousse que de maigres buissons 2 . Son point
culminant se trouve à un mètre quatre-vingts au-dessus du niveau de la mer et,
bien qu'il se soit formé de petites plages du côté ouest et que quelques dunes
se soient frayé un chemin vers l'intérieur de l'île, la profondeur du sol ne
dépasse en aucun point une soixantaine de centimètres. Il est majoritairement
composé de graviers et de galets, recouverts par endroits d'une couche de
déjections d'oiseaux marins qui peut surprendre désagréablement le pied du
promeneur. Et, bien qu'elle abrite des milliers d'oiseaux et plusieurs colonies
d'otaries, l'île est dépourvue de toute source, puits ou mare. Aucune faune
terrestre autochtone n'a pu s'y développer. C'est un bout de terre inerte,
désolé et des plus inhospitaliers.
Lorsqu'ils abordèrent au rivage de l'archipel, les
premiers rescapés du Batavia n'y relevèrent aucune trace de présence
humaine. Situées à près de quatre-vingts kilomètres des côtes australiennes,
les Abrolhos étaient trop éloignées pour avoir été visitées par des aborigènes,
et aucun Européen n'y avait accosté avant 1629. Sur les trois cent vingt-deux
personnes que transportait le Batavia , près de trois cents survécurent
au naufrage 3 - une proportion remarquablement élevée, vu les
circonstances, et, au soir du 5 juin, ils commencèrent à installer dans deux
des îles quelques tentes de fortune.
Deux jours s'étaient écoulés, depuis que le navire avait
heurté les récifs, mais les survivants restaient divisés en trois groupes dont
le plus nombreux, constitué de cent quatre-vingts hommes, femmes et enfants, se
trouvait sur le Cimetière du Batavia. Soixante-dix hommes, parmi
lesquels Cornelisz, restaient bloqués à bord de l'épave, et Jacobsz avait gardé
avec lui cinquante hommes, ainsi que les deux chaloupes, sur son petit îlot, à
proximité de l'épave. Le groupe de Jacobsz comprenait tous les officiers
supérieurs du Batavia , Pelsaert y compris. Le capitaine détenait la
quasi-totalité de l'eau et des vivres, ainsi que toutes les cartes et les
instruments de navigation qui avaient pu être sauvés du naufrage.
Cette répartition ne s'était pas faite au hasard. Jacobsz
avait fait preuve d'une certaine bravoure dans les heures qui avaient suivi le
naufrage, risquant à plusieurs reprises sa vie pour sauver ses hommes et les
passagers du bâtiment. Mais il savait pertinemment qu'aucun d'eux ne reverrait
jamais Amsterdam, si les chaloupes ne pouvaient atteindre Java pour aller
chercher de l'aide. Lui et ses officiers avaient seuls les compétences
nécessaires pour mener à bien une telle entreprise. Le commun des naufragés du Batavia en auraient été incapables.
Les rescapés se retrouvaient donc livrés à eux-mêmes, sans
provisions et sans commandement. Dans sa grande majorité - au moins cept
personnes sur les cent quatre-vingts -, le groupe était composé de soldats et
d'hommes d'équipage, auxquels venaient s'ajouter quelques sous-officiers et
quelques artisans : tonneliers, charpentiers, forgerons. Creesje Jans s'y
trouvait, elle aussi, ainsi qu'une vingtaine de femmes de marins. La
cinquantaine de personnes restantes étaient pour moitié des enfants et des
adolescents, des garçons de cabine, âgés pour la plupart de douze à quatorze
ans. Mais quelques-uns étaient encore plus jeunes. Il y avait même quelques
nourrissons, nés pendant le voyage. Le groupe des officiers comptait moins
d'une vingtaine de personnes, dont sept jeunes assistants de la VOC, des
novices sans grande expérience, et onze simples cadets de la Compagnie.
Ce qui laissait, en mettant les choses au mieux, une
demi-douzaine de responsables pour encadrer et diriger plus de cent
soixante-dix naufragés frigorifiés, terrifiés et affamés, dont environ un quart
étaient des étrangers 4 à peine capables de parler et de comprendre
le hollandais. Pour couronner le tout, cette poignée d'officiers ne pouvait
plus compter sur l'autorité et la puissance de la VOC, pour appuyer leurs
ordres. Pour exercer un quelconque pouvoir, ils devaient désormais miser sur la
persuasion, le compromis et la coopération - un rapport de forces dont aucun
d'entre eux n'avait la moindre expérience.
Les quelques responsables échoués sur l'île n'avaient donc
ni
Weitere Kostenlose Bücher