L'archipel des hérétiques
qu'ils
pouvaient infléchir leur destin, au lieu de se contenter d'attendre la mort. De
ce point de vue du moins, les plus dures de leurs épreuves semblaient désormais
derrière eux.
Quoi qu'il en fût, un nombre croissant de naufragés
auraient succombé les jours suivants, sans le grain providentiel qui s'abattit
sur l'île le cinquième jour, le 9 juin. En l'espace d'une heure, les survivants
recueillirent dans les pièces de toile qu'ils avaient étendues sur le corail
suffisamment d'eau pour reconstituer leurs réserves. La pluie persista pendant
la nuit et, bien que les averses se firent plus intermittentes par la suite,
elles leur fournirent toujours de quoi garantir à tous le minimum vital.
La situation de ceux qui étaient restés sur l'épave
n'aurait pu être plus différente. Les soixante-dix hommes du Batavia ne
manquaient de rien. Au contraire - ayant désormais librement accès aux cabines
de la poupe où les officiers conservaient leurs réserves personnelles, ils
étaient mieux nourris et abreuvés qu'ils ne l'avaient été depuis des années.
D'un autre côté, l'eau envahissait lentement la coque qui, soumise à la
constante pression des vagues, se démantelait et menaçait de céder à tout
instant.
Le Batavia résista huit jours, jusqu'au 12 juin,
date à laquelle les éléments finirent par avoir raison de la coque 14 .
Mais il était devenu depuis bien longtemps quasi impossible de trouver à bord
une place qui fût à la fois sûre et hors d'eau - sans compter que la certitude
de finir livré à la sauvagerie des déferlantes, lorsque la coque aurait cessé
de les protéger, ne pouvait qu'ajouter à l'angoisse et à l'incon-fort des
survivants. Une majorité de ceux qui étaient restés à bord, Cornelisz y
compris, ne savaient pas nager. Ils durent suivre les conseils de Pelsaert et
se construire des radeaux, ou du moins rassembler sur le pont des planches et
des barils vides pour avoir, le moment venu, quelque chose à quoi s'agripper.
Même pour des nageurs expérimentés, rejoindre le rivage
était une entreprise risquée. La nuit du naufrage, ils avaient vu ce qu'il
était advenu des téméraires qui avaient sauté par-dessus bord et que la houle
avait jetés sur les récifs. Ils savaient qu'il fallait une bonne dose de chance
pour les traverser sans y laisser sa vie. Ils avaient donc choisi de ne rien
faire et, pendant une semaine, ils avaient attendu, noyant leur inquiétude dans
l'alcool, que le Batavia sombre sous eux. Ils étaient tous, comme l'un
d'eux devait l'expliquer par la suite, « en proie à un désespoir extrême ».
L'ultime démantèlement du Batavia, lorsqu'il se
produisit, fut si brutal que ses occupants en furent pris au dépourvu 15 .
Battu par des vagues d'une violence inouïe, le flanc du bâtiment s'ouvrit à
bâbord et l'eau submergea l'épave « si vite et si aisément qu'on croyait
assister à un miracle ». Lorsque les vagues se précipitèrent dans les ponts
inférieurs, tous ceux qui s'y trouvaient durent être immédiatement engloutis.
Sur le pont, les hommes n'eurent que le temps de s'accrocher à leur bouée de
fortune, avant d'être emportés. Pour la plupart d'entre eux, tout se termina
très vite. Les lames les entraînèrent vers le fond ou les jetèrent contre la
barrière de corail, où ils se noyèrent. Les plus fortunés furent emportés par
les flots au-delà des récifs et se retrouvèrent dans des eaux plus calmes. Mais
seulement une vingtaine d'entre eux parvinrent à nager ou à se laisser porter
jusqu'au rivage I6 .
Jeronimus Cornelisz n'était pas de ceux-là. Lorsque la
coque du Batavia se disloqua, il s'était réfugié - seul, semble-t-il, et
tremblant de tous ses membres à la pensée de la noyade qui l'attendait - près
du beaupré. C'est alors que l'avant du bateau avait été arraché par les vagues,
qui l'avaient emporté vers des hauts-fonds plus calmes. Cornelisz avait dérivé
pendant deux jours, accroché au beaupré, jusqu'à ce que son esquif se désagrège
sous lui. Puis, agrippé à un tas de planches, il s'était laissé flotter
jusqu'au rivage 17 . Il fut le dernier à s'échapper vivant de l'épave
du Batavia.
Trempé, transi et au bord de l'épuisement, il prit pied
sur le rivage du Cimetière du Batavia. Il avait passé dix jours sur
l'épave, dont deux particulièrement éprouvants - les deux derniers, au cours
desquels il avait été livré, tremblant pour sa vie, à la furie du vent de
sud-est ,8 . Il était
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