L'archipel des hérétiques
l'île.
Le 6 juin, au soir du deuxième jour, ils commencèrent à
comprendre leur erreur. Il n'était pas tombé une goutte de pluie, et les autres
explorations plus minutieuses menées dans toute l'île n'avaient révélé aucun
point d'eau. Pelsaert avait bien essayé d'apporter un nouveau baril, mais il
avait échoué et tout indiquait qu'il ne renouvellerait pas de sitôt sa
tentative. Les survivants souffraient déjà de la soif mais, sans embarcation,
ils ne pouvaient quitter le Cimetière du Batavia pour aller chercher de
l'eau sur une île voisine. Ils se trouvaient donc piégés dans cette prison
aride qui deviendrait leur tombeau au bout de quelques jours, si le prochain
orage se faisait trop attendre
Un troisième jour s'écoula, puis un quatrième, sans la
moindre averse. L'angoisse des survivants allait croissant, tout comme leur
soif. Privés d'eau, leurs corps se déshydrataient d'heure en heure. Au bout
d'un jour ou deux, leur salive avait pris la désagréable consistance d'une pâte
et bientôt leur bouche cessa tout à fait d'en produire. Puis les symptômes
s'aggravèrent. Les langues durcissaient et enflaient.
Les paupières se craquelaient, les yeux versaient des
larmes de sang. La sécheresse de leur gorge faisait de chaque souffle une
douloureuse épreuve 10 .
Dix personnes succombèrent à la soif 11 - les
plus vieux et les plus jeunes furent sans doute les premières victimes. Mais,
au bout de quatre ou cinq jours de déshydratation, tous les occupants de l'île
ressentirent durement les effets de la soif. Ils luttèrent pied à pied,
adoptant les stratégies auxquelles ont traditionnellement recours les naufragés
et les passagers clandestins. La plupart d'entre eux, et le pasteur le premier,
burent leur propre urine. Quelques-uns firent taire l'appréhension que leur
inspirait l'eau de mer, et en absorbèrent quelques gorgées. D'autres suçaient
des plombs, espérant bien à tort forcer leur bouche à produire assez de salive
pour atténuer un peu les affres de la soif. Bien qu'aucun document n'en fasse
état, on peut supposer qu'ils chassèrent des oiseaux marins et des otaries pour
boire leur sang.
Aucune de ces solutions n'était très efficace. Absorber «
ses propres eaux 12 », pour reprendre les termes de Gijsbert
Bastiaensz, permet peut-être de freiner les effets de la déshydratation, mais
l'urine contient des sels en concentration telle, qu'elle est pire qu'inutile
pour lutter contre la soif. De même que l'eau de mer, dont on peut boire sans
inconvénient de petites quantités - trois quarts de litre par jour,
c'est-à-dire l'équivalent des besoins journaliers en sel d'un homme adulte
(dose qui ne doit pas être dépassée). Mais cela, les survivants du Batavia l'ignoraient.
Les préjugés qui circulaient à l'époque sur le sujet - selon lesquels boire de
l'eau de mer menait droit à la folie - étaient si solidement ancrés que, comme
la plupart des naufragés, ceux du Batavia refusèrent d'en prendre,
jusqu'à ce qu'ils se trouvent dans un état de déshydratation si avancée que
l'eau de mer leur aurait fait plus de mal que de bien.
Au bout de trois ou quatre jours, en désespoir de cause,
les survivants songèrent à aller chercher des vivres dans l'épave. Le bois
échoué sur la plage ne suffisait pas à construire un radeau, mais la servante
du pasteur, une fille solide, du nom de Wybrecht Claasen 13 , était
bonne nageuse. Elle se porta volontaire pour tenter de rejoindre l'épave par
ses propres moyens.
Un bon kilomètre les séparait du Batavia , mais on
avait pied sur une partie du chemin. À la seconde tentative, la nageuse parvint
à atteindre la barrière de récifs. Elle se hissa sur un rocher, à portée de
voix de l'épave, et demanda aux hommes du bord qu'ils lui lancent une corde -
ce qui fut fait. Nouant la corde autour de sa taille, elle se laissa ensuite
haler vers le Batavia à travers les brisants - « non sans mettre sa vie
en grand péril », comme le rapportera l'un des rescapés qui l'observaient
depuis le rivage.
La servante réussit ensuite à revenir saine et sauve, ce
qui constituait en soi un petit exploit. On voit mal comment elle aurait pu
rapporter de l'épave plus de quelques litres d'eau, mais le peu qu'elle put
prendre permit certainement de ramener les mourants à la vie et,
symboliquement, c'était une grande victoire - le premier succès remporté par
les survivants depuis leur arrivée sur l'île, ainsi que la preuve
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