L'archipel des hérétiques
la poigne ni la carrure qu'il leur aurait fallu. Le seul officier d'un
certain rang était le chirurgien Frans Jansz 5 , dont la popularité
auprès de l'équipage ne pouvait compenser son manque d'expérience du
commandement. Il semble que ce soit néanmoins lui qui ait commencé à organiser
les survivants durant les quelques jours qui suivirent le naufrage. Il
entreprit même de constituer un conseil de direction 6 , selon la
pratique en usage à la VOC.
La Jan Compagnie était gérée par tout un assorti-ment de
conseils, d'assemblées et de comités. L'assemblée des dix-sept directeurs
contrôlait l'ensemble de l'organisation et chaque chambre constituait son
propre conseil de direction. Le gouverneur général de Java lui-même n'agissait
qu'à travers le Conseil des Indes, et dans toute flottille de la VOC,
l'autorité suprême n'était pas le président ou commandeur, agissant
seul, mais le breede raad - le « conseil élargi ». Quand les vaisseaux
étaient en mer, tous les subrécargues et tous les capitaines de la flotte
avaient voix à cette assemblée, qui statuait non seulement sur toute question
de stratégie générale, mais jugeait aussi les affaires de droit commun ou
criminel. Comme les navires d'une même flotte se trouvaient fréquemment séparés
au cours du voyage, chaque retourschip constituait sa propre assemblée,
ordinairement formée de cinq membres : le capitaine et le subrécargue, d'une
part ; et de l'autre, l'intendant adjoint, le premier timonier et le maître
d'équipage^. L'assemblée qui s'était constituée sur le Cimetière du Batavia était, par la force des choses, très différente.
On peut raisonnablement supposer que le pasteur et Pieter
Jansz, le prévôt, qui étaient les seules véritables figures d'autorité sur
l'île, prêtèrent efficacement main-forte au chirurgien. Bien que l'autorité du
prévôt ait largement dépendu du capitaine et que son grade l'ait placé quelque
part au-dessous du tonnelier ou du charpentier, Pieter Jansz avait pour
fonction de maintenir l'ordre et la discipline à bord. Les autres membres du
conseil furent probablement un officier des premiers échelons, représentant les
soldats sur le Cimetière du Batavia , et Salomon
Deschamps, le secrétaire de Pelsaert, qui, dans la
hiérarchie administrative de la VOC, était le cadre commercial de plus haut
grade sur l'île. En cas de besoin, l'assemblée pouvait s'en remettre à
l'assistance du caporal Gabriel Jacobszoon, et à ses quelque soixante-dix
soldats, qui constituaient un contrepoids naturel, face aux matelots. Mais,
même avec l'appui du caporal, l'autorité de cette assemblée dut avoir quelque
peine à s'imposer et, en cas d'opposition de la part des hommes, elle risquait
d'avoir du mal à maintenir l'ordre.
La nécessité d'une telle institution s'était imposée à
tous dès les premiers jours sur le Cimetière du Batavia. Durant les
premières heures qu'ils passèrent sur l'île, l'émotion dominante des survivants
dut être un grand soulagement, mêlé de curiosité pour ce nouvel environnement
et d'incertitude quant à la conduite à tenir ; mais, après les expéditions de
reconnaissance dans l'île, qui n'avaient pas dû prendre plus d'une matinée, les
premiers tiraillements de la faim et de la soif poussèrent un certain nombre
d'hommes à se servir dans les réserves, dès l'après-midi du 5 juin.
Dans une certaine mesure, cette réaction était toute
naturelle, puisque les survivants pensaient pouvoir compter sur les vivres qui
restaient dans les cales du Batavia. Ils ne soupçonnaient pas que la
tempête et les soldats éméchés qui étaient restés à bord avaient empêché
Pelsaert et Jacobsz de mettre de côté davantage de barils. Néanmoins, lorsque
l'on s'aperçut que certains puisaient sans compter dans les réserves entreposées
sur l'île, les autres rescapés se hâtèrent de mettre leur propre part de côté.
La foule des survivants avait donc commencé à se scinder en petits groupes 8 d'une douzaine ou d'une demi-douzaine de personnes, reliées par tel ou tel type
de liens - soldats, matelots, familles, camarades originaires de la même ville
ou s'étant associés à bord pour l'organisation des repas. Enhardis par leur
nombre, ces groupes se servaient à volonté dans les barils. Une bonne partie
des provisions et la quasi-totalité de l'eau potable furent donc consommées au
cours des premières vingt-quatre heures que les survivants passèrent sur
Weitere Kostenlose Bücher