L'archipel des hérétiques

l'usage des habits d'apparat du commandeur, que l'on avait sauvés du naufrage 27 . L'intendant
adjoint se vit offrir de plein droit ce dont il avait rêvé de s'emparer par la
force. Dans ses quartiers privés, paré des luxueux habits de Pelsaert,
Cornelisz avait enfin conquis le pouvoir et régnait en maître incontesté sur
son petit royaume.
    Entouré des honneurs et du respect qu'il avait toujours
convoités, il s'employa activement à organiser la survie. Pendant quelque
temps, il s'activa sur tous les fronts 28 , dictant ses ordres,
n'épargnant pas son énergie pour améliorer le campement. Il organisa des
expéditions de chasse, supervisa la construction des nouvelles tentes et des
bateaux. Les survivants du Batavia lui savaient gré de ses efforts : «
Dans les premiers temps, écrivit Gijsbert Bastiaensz, la conduite de l'intendant
adjoint fut irréprochable. »
    Mais l'énergie constructive de Cornelisz s'épuisa bientôt.
En dépit du plaisir que lui procurait l'exercice du pouvoir, toutes ces
responsabilités finirent par lui peser. Ce travail qui exigeait de régler une
multitude de détails ennuyeux se révéla épuisant. Il avait été flatté de se
voir accueilli comme un sau-veur, mais sa nature égocentrique eut tôt fait de
reprendre le dessus et, de fait, il ne se souciait guère de ces gens qu'il
était censé protéger. Avec Jacobsz, sur le Batavia, il avait froidement
envisagé de passer par les armes tous ceux qui risquaient de faire obstacle à
ses plans de mutinerie. Sur l'île, ces mêmes hommes devenaient autant de
bouches inutiles, qu'il n'aurait aucun scrupule à supprimer, si cela pouvait
servir ses propres intérêts.
    En outre, au début de la seconde quinzaine de juin, sa
cruauté foncière avait été réveillée par une découverte qui lui avait donné à
réfléchir. Des rumeurs de la mutinerie circulaient sur l'île. C'était Ryckert
Woutersz 29 , l'une des recrues de Jacobsz, qui avait ébruité le
complot. L'homme avait pris de gros risques à bord du Batavia, pour
soutenir l'entreprise du capitaine : « Pendant plusieurs jours, il avait dormi
avec son sabre sous la tête » dans l'attente du signal de l'attaque. Woutersz
avait été consterné d'apprendre qu'Ariaen avait fui l'archipel sans lui, et
avait décidé de le trahir à son tour, « en révélant publiquement ce qu'ils
avaient eu l'intention d'accomplir, et en se plaignant amèrement de la trahison
du capitaine ». Pour des raisons qui nous échappent, les accusations du matelot
passèrent d'abord inaperçues - soit que ses compagnons d'infortune aient été
trop éprouvés par la soif pour prêter l'oreille à ses histoires, soit qu'ils
n'y aient tout simplement pas ajouté foi. Mais, à présent que leur sort
s'améliorait, les bruits se remettaient à circuler de plus belle dans le
campement. Apparemment, le nom de Jeronimus n'avait pas encore été prononcé -
peut-être Woutersz lui-même ignorait-il que l'adjoint de Pelsaert était du
complot. Mais Cornelisz craignait qu'il ne finît par le trahir. Face à un tel
risque, il ne pouvait se permettre de faire la sourde oreille.
    Il étudia donc froidement la situation. Force lui était de
supposer, d'une part, que Pelsaert et le capitaine étaient à présent en route
pour la colonie hollandaise de Java. En mettant les choses au mieux, Ariaen
trouverait l'occasion de tuer le commandeur en chemin et de jeter son
corps par-dessus bord, avant de mettre le cap sur un autre port, tenu par des
Européens - Malacca, par exemple, une enclave qui était aux mains des Portugais 30 .
Auquel cas ce seraient des étrangers qui viendraient secourir les survivants du Batavia , et les accusations de mutinerie n'auraient plus aucun poids.
    Mais, d'un autre côté, si Jacobsz et Evertsz ne
parvenaient pas à se débarrasser de Pelsaert, tout dépendrait alors des talents
de navigateur de Jacobsz. Les chances qu'avait une petite embarcation
découverte et surchargée d'arriver à bon port après un tel voyage étaient minces
- mais Ariaen était un marin de premier ordre. Peut-être parviendrait-il tout
de même à rejoindre les Indes ? Si oui, la Compagnie leur enverrait
certainement des secours et probablement sous la forme d'un jacht chargé
de récupérer les coffres et de ramener les rescapés. En supposant que Jeronimus
survive jusqu'à l'arrivée de ce jacht - qui pouvait se faire attendre
encore un mois ou deux -, il y avait toutes les chances pour qu'il se retrouve
à