L'archipel des hérétiques
Jan Hendricxsz, qui approchait.
Van den Ende et Drayer ne s'aperçurent de sa présence qu'au moment où il releva
brusquement les rabats de leur tente, émergeant des ténèbres, tel l'ange de la
vengeance, flanqué de Zevanck, de Van Os et de Lucas Gellisz. Les deux marins
comprirent aussitôt qu'ils étaient perdus.
« Jan [Hendricxsz] entra dans la tente et demanda à Passchier
s'il avait caché des vivres à proximité. "Non", répondit le canonnier
dans un gémissement, puis il les supplia de lui laisser le temps de dire ses
prières, car il savait sa dernière heure arrivée. Mais Zevanck répliqua :
"Qu'on en finisse !" Sur ce, Jan Hendricxsz le jeta à terre et lui
trancha la gorge.
» L'autre, Jacop Hendricxsz Drayer, leur demanda
instamment grâce. Zevanck et les autres allèrent donc consulter Jeronimus,
disant que Jacop était bon charpentier et qu'il valait peut-être mieux
l'épargner. Mais Jeronimus répondit : "Pas du tout. Ce n'est qu'un
tourneur, et encore, à moitié estropié. Lui aussi doit disparaître. Tôt ou
tard, il nous trahirait 73 ." »
Là-dessus, les assassins s'en retournèrent à la tente de
Drayer. Le malheureux s'y trouvait toujours et les attendait — soit que sa
jambe blessée l'ait empêché de prendre la fuite, soit qu'il ait sincèrement
espéré avoir la vie sauve. Auquel cas il dut comprendre son erreur au premier
regard qu'il jeta au visage figé de Jan Hendricxsz.
Se débarrasser d'un invalide aurait dû être pour eux une
tâche relativement simple, mais, malgré son infirmité, Drayer leur donna du fil
à retordre. Hendricxsz le jeta à terre et Van Os l'immobilisa en s'as-seyant à
califourchon sur lui, tandis que son complice lui lardait la poitrine de coups
de poignard. La lueur vacillante de la lanterne que tenait Zevanck projetait la
scène du meurtre en ombre chinoise sur les parois de toile, mais même avec le
secours de cette source lumineuse, l'Allemand ne put frapper sa victime en
plein cœur. Son couteau heurta une côte et la lame se brisa, de même que celle
d'un deuxième couteau. Hendricxsz prit une autre paire de poignards, visant
cette fois le cou du tourneur, mais la colère devait l'aveugler, car il ne put
atteindre ni la trachée ni les artères de sa victime. Ses deux couteaux
cisaillèrent les muscles sans trancher d'organe vital et se rompirent à
nouveau, en heurtant les cervicales. L'exécuteur se retrouva avec deux autre
manches inutilisables dans les mains, et Jacop vivait toujours. Hendricxsz,
suant et soufflant comme une forge, dut alors plonger les doigts dans la
blessure, dont le sang s'échappait à flots, pour en retirer un éclat d'acier
qui lui permit enfin d'achever sa victime, en lui tranchant la gorge.
Du point de vue des mutins, la multiplication des meurtres
durant la première quinzaine de juillet se traduisit par une nette amélioration
de leurs conditions de vie sur l'île. Pour le 14 juillet, ils avaient supprimé
près de cinquante hommes, femmes et enfants, dont un tiers de malades, qui ne
leur avaient guère opposé de résistance 74 . Ce carnage avait réduit
la population de l'île à quelque quatre-vingt-dix personnes, qui étaient pour
moitié des mutins déclarés, ou des alliés ayant juré obéissance à Cornelisz,
dans l'espoir d'avoir la vie sauve.
Dans les premiers jours de la mutinerie, la tâche de David
Zevanck et de ses complices dut être aussi difficile que périlleuse. Les
risques étaient considérables. Mais désormais, les mutins ne prenaient plus la
peine de se cacher. Ils paradaient ouvertement dans toute l'île, armés
jusqu'aux dents, et faisaient main basse sur tout ce qu'ils convoitaient. « Du
matin au soir, on entendait retentir leur cri de guerre : "Qui veut se
prendre un coup sur l'oreille ?" » rapporta par la suite Gijsbert
Bastiaensz.
« Tous autant que nous étions, nous nous attendions donc,
à tout instant, à être assassinés, et nous ne cessions de prier Dieu, en le
suppliant de nous soulager de ce fardeau. Ô cruauté ! O atrocité des atrocités
! Ils se révélèrent pires que les pires bandits de grand chemin, car les
assassins qui attaquent les voyageurs sur les routes les dépouillent certes de
leurs biens, mais en leur laissant parfois la vie sauve. Ceux-ci ne nous
laissaient rien : ni la bourse, ni la vie. »
Parmi bien d'autres privilèges, les hommes de Jeronimus
bénéficiaient d'une meilleure alimentation. Ils se servaient dans les barils de
viande provenant du
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