L'armée perdue
traversâmes avec de l’eau à la ceinture ; elle était si froide que j’eus la sensation de ne plus avoir de jambes.
Au fur et à mesure que nous avancions, la couche de neige s’épaississait. Lorsque nous nous arrêtions dans les villages, les guerriers se procuraient de l’étoffe pour se bander les pieds et les jambes, habituellement nues, mais il était difficile de lutter contre le froid. Nous le supportions tant que nous étions en mouvement ; dès que nous nous immobilisions, nous devions taper des pieds par terre.
Nous cheminâmes ainsi pendant plusieurs jours, sur le flanc de hautes montagnes qui se détachaient sur le ciel. L’air entamait la peau comme un couteau.
Je me rendis compte que Lystra était à bout de forces : se déplacer dans la neige l’épuisait et sa grossesse était de plus en plus avancée. Alors que je l’aidais à se relever, j’aperçus le palanquin recouvert de peaux tannées qui s’était joint à la colonne lorsque nous avions affronté les premières montagnes du pays des Cardouques. J’abandonnai Lystra et, courant à toute allure, arrêtai le mulet de tête. Le domestique qui conduisait ce convoi essaya de me frapper d’un coup de rênes, que j’évitai.
« Pousse-toi ! hurla-t-il. Tu as l’intention d’immobiliser toute la colonne ?
— Je ne me pousserai pas. Je dois parler à la femme que tu transportes.
— Je ne transporte que des provisions.
— Ah oui ? Alors laisse-moi leur parler. »
Un attroupement s’était créé. Du coin de l’œil, je vis que Cléanor me regardait d’un air inquiet, ce qui confirma mes soupçons. Je m’écriai : « Sors, Mélissa ! Je sais que tu es là ! Sors, je te dis ! »
Mélissa écarta enfin le rideau qui la dissimulait.
« Abira… cela fait longtemps. »
Les soldats avaient légèrement dévié leur chemin, nous contournant, raison pour laquelle il n’était plus besoin de se hâter.
« Cela fait longtemps que tu te caches, répondis-je. Je n’ai pas cessé de te chercher.
— Bien. À présent, tu m’as trouvée. Voyons-nous ce soir à l’heure du dîner, d’accord ?
— Non. Tu vois cette fille là-bas, avec son gros ventre ? Elle est éreintée. Elle ne tardera pas à se laisser aller dans la neige et elle mourra avec son enfant. Je ne l’ai pas traînée jusqu’ici, nourrie et secourue pour la voir crever.
— Et alors ?
— Alors, il faut que tu l’emmènes dans ton palanquin.
— Il n’y a pas de place, je regrette.
— Dans ce cas, descends.
— Tu es folle ? C’est hors de question !
— Je suis allée jusqu’au campement perse pour toi, parce que tu ne pouvais pas rester sans nouvelles de Ménon. J’ai risqué ma vie, et tu n’es pas capable de faire ça pour moi ? Tu te portes très bien, tu as quelqu’un qui prend soin de toi. Je te demande seulement de marcher quelques heures, le temps qu’elle se repose et se réchauffe. Pour toi, c’est un sacrifice supportable. Pour elle, c’est la vie, ou plutôt deux vies. »
Mélissa était inébranlable. Elle était incapable de renoncer à son confort, elle estimait ses conditions de vie trop précaires pour en envisager de pires.
« Je t’ai dit de descendre. »
Elle secoua la tête.
Lystra s’approcha. « Abira, s’il te plaît… laisse-la tranquille, je m’en sortirai.
— Tais-toi ! »
Mélissa tira le rideau. Les pourparlers étaient terminés. Ce geste me mit hors de moi. « Ouvre ce rideau, bêcheuse, putain ! Descends immédiatement ! »
Je lui arrachai le rideau et l’attrapai par le bras.
« Laisse-moi ! criait-elle. Laisse-moi ! Cléanor ! Cléanor, au secours ! »
Par chance, Cléanor était occupé ailleurs : deux mulets chargés de vivres s’étaient effondrés, et il s’employait à les relever avec ses hommes.
Je la secouai et la tirai à bas de son véhicule. Elle poussa des cris encore plus stridents, ne provoquant toutefois que les rires des soldats qui n’avaient aucune envie d’intervenir dans une bagarre de femmes. Elle me saisit par le pied et tenta de me faire tomber, mais je lui assenai un coup de poing en plein visage. Tandis qu’elle pleurnichait, j’aidai Lystra à monter, sous le regard abasourdi du muletier.
« Qu’est-ce que tu regardes, abruti ! lui lançai-je. Bouge tes fesses, malédiction, bouge tes fesses ! »
Pour une mystérieuse raison, il m’obéit. Ma façon de jurer comme un soldat dut le surprendre, et
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