L'armée perdue
vent, assourdissant, évoquait un hurlement incessant, inhumain. On se déplaçait dans une atmosphère brumeuse, où tout était incertain, où les silhouettes prenaient des allures de fantômes dans le tourbillon du grésil. La fatigue et le froid pliaient la résistance à chaque pas, suscitant une lassitude mortelle contre laquelle il était presque impossible de réagir. Les animaux étaient soumis aux mêmes épreuves que nous. Certains, épuisés et trop chargés, s’effondraient d’un seul coup dans la neige. Personne n’essayait de les relever, de récupérer leur chargement, car toute l’énergie qui nous restait suffisait juste à notre avancée.
Les loups surgissaient, dévorant mulets et chevaux vivants. Les hennissements de souffrance et de terreur de ces animaux retentissaient dans la vallée et mouraient dans le tourbillonnement laiteux.
Le soir, la tourmente semblait se calmer, mais les présences menaçantes ne s’évanouissaient pas pour autant. Les hurlements plaintifs des loups résonnaient dans les montagnes et les forêts écrasées par la neige. Parfois, nous apercevions leurs yeux rouges briller au reflet de nos feux. Le jappement désespéré des chiens qui nous suivaient indiquait qu’ils avaient été fauchés par une faim plus impérieuse et plus féroce que la leur.
J’étais stupéfaite par l’héroïsme de Mélissa : la magnifique, l’irrésistible Mélissa, la beauté mythique qui avait couru toute nue de la tente de Cyrus jusqu’au campement de Cléarque, la fille que tout soldat aurait aimé posséder à n’importe quel prix, y compris celui de sa vie, avançait, de la neige jusqu’au genou, faisant preuve d’une résistance incroyable, laissant à Lystra, petite prostituée de dernier rang, le seul abri de la longue colonne en marche.
Il n’y avait plus de place pour l’amour. Là où l’obscurité nous surprenait, nous cherchions un refuge pour dormir pendant quelques heures. Les tours de garde étaient de plus en plus brefs car il était presque impossible de résister à l’étau du froid, et les sentinelles venues effectuer la relève trouvaient parfois leurs camarades froids et raides, momies de glace aux yeux écarquillés et vitreux, adossées à un arbre.
Un nuit, nous atteignîmes un terre-plein que des rochers assez élevés protégeaient au nord. Tout autour, des dizaines de troncs à moitié carbonisés, peut-être à cause d’un incendie d’été. Des soldats les abattirent à coups de hache, d’autres taillèrent les branchages, et ceux qui conservaient notre bien le plus précieux, les braises sous la cendre dans des outres de terre cuite, allumèrent des feux autour desquels les hommes se rassemblaient au fur et à mesure qu’ils arrivaient. Mais quand les derniers de la colonne se présentèrent, la nuit était tombée et il n’y avait plus de bois disponible, ils ne purent même pas s’approcher pour se réchauffer. Des bagarres éclatèrent, des hommes se battirent entre eux, d’autres s’adonnèrent aux activités les plus honteuses : céder leur place près du feu contre paiement. Ils réclamaient du blé, du vin, de l’huile, des couvertures, des chaussures, tout ce qui permettait de survivre quelques jours, quelques heures, n’importe quoi.
Je compris que nos soldats cédaient au plus redoutable des ennemis, l’égoïsme. Voyant l’un d’eux refuser de donner sa place à un camarade qui n’avait rien à lui proposer en échange, Cléanor d’Arcadie, le taureau, se jeta sur lui, le saisit aux épaules et le poussa contre le feu. « Tu veux être le seul au chaud ? Tu aimes la chaleur, espèce de salaud ? Je vais te contenter, fils de chien ! » L’homme tenta de réagir, mais rien ne pouvait arrêter la force de Cléanor, et sa cape prit feu. Alors le général l’abandonna, et il partit en courant, brûlant comme une torche. Il eut la vie sauve en se roulant dans la neige, mais il porterait à jamais les cicatrices de la honte.
Xéno se trouvait parmi les derniers arrivés.
Toujours.
Son rôle consistait à relever ceux qui tombaient, à encourager les guerriers épuisés, à maintenir la discipline par l’exemple. Il était accompagné de Lykios de Syracuse, d’Aristonyme et d’Euryloque, attaquants téméraires, dotés d’une formidable force et d’un esprit indomptable. Mais leur énergie ne suffisait pas toujours. Ils secouaient les hommes qui avaient chu, les giflaient, ou les frappaient en criant :
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