L'armée perdue
tapis. Les filles en ornaient leurs cheveux. J’en cueillis une, moi aussi, déplorant qu’elles fussent piétinées par le pas lourd des guerriers.
La tête de la colonne avait maintenant atteint la crête. Nous marchâmes encore un moment avant d’y arriver à notre tour, et découvrîmes une espèce de haut plateau, assez large pour permettre à deux bataillons de passer côte à côte, qui montait vers l’ouest en une pente très escarpée.
Soudain, nous entendîmes des cris devant nous. Xéno, qui avançait à pied non loin de moi, en compagnie de Lykios de Syracuse et des membres de son escadron tenant leurs montures pas les rênes, s’écria : « À cheval, à cheval ! On attaque l’avant-garde, vite ! vite ! »
En un instant, les cavaliers bondirent en selle et longèrent à toute allure la colonne qui s’était arrêtée. Les officiers lançaient leurs détachements vers la ligne de combat, où les cris se multipliaient.
Mais ces cris étaient étranges et, croyant en comprendre la raison, je me mis à courir à mon tour vers la tête de la colonne.
Plus je me rapprochais, plus les exclamations enflaient en un hurlement aussi puissant que le bruit du tonnerre.
Les hommes ne prononçaient qu’un mot, ce mot même que j’avais entendu tant de fois sur leurs lèvres, tel un espoir, telle une invocation, par les nuits de froid et de découragement, le long de nos interminables marches, mais aussi dans les chants mélancoliques qui s’élevaient du campement lorsque le soleil mourait dans les gris nuages de l’hiver.
La mer !
Oui, ils criaient : « La mer ! La mer ! La mer ! La meeeeer ! »
Xéno me vit surgir, le cœur battant, ruisselante de sueur, et me lança : « Regarde, c’est la mer ! »
Autour de moi, les guerriers semblaient pris de folie, ils répétaient ce mot et s’étreignaient les uns les autres, embrassaient leurs officiers comme pour les remercier de ne jamais avoir perdu l’espoir. Puis, ils dégainèrent leurs épées et, sans cesser de crier, les abattirent en rythme sur leurs boucliers, répandant dans l’air le fracas assourdissant du bronze.
Je contemplais ce spectacle, abasourdie. L’épaisse couche de nuages qui couvrait le pied de la chaîne montagneuse se déchirait peu à peu, révélant une étendue d’un bleu intense, resplendissant, un bleu translucide, aux mille ondes scintillantes ourlées d’écume blanche. C’était la première fois que je la voyais.
La mer.
28
L’enthousiasme et la joie semblaient ne devoir jamais retomber. La vue de la mer constituait, d’une part, la fin d’un cauchemar, de l’autre, une terre familière. Elle offrait aux guerriers la possibilité de se mouvoir en des lieux connus, où se dressaient des villes et des villages que leur mère patrie avait fondés.
Soudain, un homme cria des mots que je ne compris pas, et aussitôt après d’autres soldats se mirent à amasser des pierres. Enfin, l’armée entière se livra à cette tâche, tout comme un certain nombre de filles, les uns et les autres apportant, chacun selon ses forces, rochers ou cailloux qu’ils allaient chercher dans un affaissement du terrain, à deux ou trois cents pas de là. Ils élevaient des monticules à l’endroit où les premiers avaient vu la mer. Ce seraient des trophées qui transmettraient pendant des siècles et peut-être des millénaires le souvenir de leur victoire sur les ennemis, sur la faim, la soif, le froid, les blessures, les maladies et les trahisons. Ils célébreraient à jamais un exploit impossible.
Leur zèle était tel que les tas de pierres grandissaient à vue d’œil, atteignant des dimensions impressionnantes. Demeuré à l’écart, le guide observait les guerriers avec perplexité, comme s’il ne comprenait pas la signification de leurs gestes. Il regarda sans broncher cette construction prendre forme.
Au crépuscule, les tumulus, d’une largeur de vingt pas et d’une hauteur d’environ dix coudées se dressaient au bord du terre-plein donnant sur la pente escarpée qui menait à la mer. Le ciel s’était de nouveau couvert, et les nuages dissimulaient l’étendue bleue à la vue. Une fois leurs monticules achevés, les soldats les coiffèrent des armes dont ils avaient dépouillé l’ennemi. Alors, seulement, le guide s’arracha à sa torpeur : il en brisa un certain nombre et engagea les nôtres à l’imiter, preuve que sa haine était grande envers ceux qui les avaient
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