L'armée perdue
disparaître, or elle avait à la fois vaincu et perdu et, contre toute attente, elle rentrait.
Xéno prétendait que le printemps n’était pas loin. Il ne se trompait pas : j’en eus la preuve un matin glacial où je me levai pour ramasser de la neige qui nous servirait, une fois fondue, à boire et à nous laver. Il y avait là un bois dont les arbres avaient des troncs énormes et de grandes branches nues. Soudain, le soleil se leva, et des sons poignants retentirent. Je regagnai le campement à toute allure, puis compris que je n’avais rien à craindre. Je n’étais ni suivie, ni menacée. Je n’avais pas entendu de voix humaines.
Mais des cris d’oiseaux.
Je ne les connaissais qu’à travers les descriptions qu’en faisaient les voyageurs qui passaient dans nos villages. Je rebroussai chemin et fus abasourdie : il y en avait des dizaines sur les branches des grands arbres et d’autres sur le sol, pareils à des images peintes. Le cou des mâles était revêtu de plumes d’un bleu tirant sur l’or, tout comme leur queue, pareille à un manteau royal, ponctuée de grands yeux bronze et or. C’étaient des créatures d’une beauté et d’une élégance admirables, dont le cri était curieusement disgracieux et monotone.
Je pensai que c’étaient nos camarades, tombés sur le champ de bataille et capturés par la tourmente, qui criaient leur désespoir d’être morts si jeunes. Puis je vis l’un d’eux soulever la queue et la déployer en un arc bleu, bronze, or et argent, et mon émotion fut telle que j’en eus les larmes aux yeux. Non, ce n’était pas un cri de mort, c’était une danse d’amour. Il s’agissait sans aucun doute d’oiseaux sacrés, qui annonçaient ainsi l’arrivée du printemps !
Je fus confortée dans ma conviction : la nature n’offre pas tous ses dons à une seule créature. Le rossignol est petit et insignifiant, mais son chant est une mélodie poignante, le plus harmonieux que la nature ait jamais créé. Je me dis que tout devait être parfait dans le paradis terrestre, que, au début, les dieux destinaient sans doute une voix semblable à celle des rossignols à ces oiseaux qui se montraient à moi dans leur beauté éblouissante afin qu’ils puissent manifester leur puissance infinie.
Au bout de plusieurs jours, nous atteignîmes un autre fleuve qui coulait impétueusement dans la direction opposée à celle du précédent et nous entreprîmes d’en suivre le cours. Il se nommait Harpasos dans la langue des indigènes, et descendait vers la vallée. Le temps changeait : des fleuves et des torrents aux eaux cristallines décrivaient des anses et des criques profondes, où nageaient des poissons argentés. Plus bas, s’ouvrait une vaste terre fertile, des champs fleuris, des prés pareils à des étendues émeraude. Au fur et à mesure que nous avancions, des villages apparaissaient, et nous apercevions le soir des volutes de fumée s’élever des cheminées vers le ciel rose du couchant.
Là-bas, c’était le printemps.
L’armée avait retrouvé sa voix sonore et puissante. Je l’avais oubliée : pendant des mois, les hommes s’étaient tus, oppressés par une fatigue qui écrasait le cœur plus encore que les épaules et les jambes. Ils étaient las de traîner une existence sans espoir, las de voir leurs camarades tomber l’un après l’autre sous les coups d’un ennemi puissant, invisible, implacable : le spectre de l’hiver enveloppé dans la tourmente et la brume, à la fois opaque et transparent, glacial et éblouissant. Oui, elle avait perdu sa voix parce que celle de l’hiver la couvrait ou l’engloutissait dans le silence des hauteurs, dans les ténèbres des nuits sans fin. Puis il y avait eu la grande bataille du cratère, la victoire impossible qui leur avait donné la force de s’engager sur le chemin du retour.
Quel spectacle enthousiasmant que de voir les soldats abandonner ces peaux qui leur donnaient l’aspect de bêtes sauvages et reprendre un aspect humain au fur et à mesure que nous descendions vers la vallée, quittant les pentes enneigées pour pénétrer dans les verts pâturages et les champs constellés de fleurs ! De redécouvrir leurs bras et leurs jambes nues, musclées, tandis que leurs visages perdaient leur apparence hirsute et retrouvaient une certaine dignité grâce aux ciseaux et au rasoir, instruments d’une civilisation oubliée.
Et les armes ! Brunies et ternies par l’humidité et la
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