L'armée perdue
les encourageant, en plaisantant, en lançant des imprécations dans son jargon militaire. Enfin, je l’entendis crier : « En avant, avalons-les tout crus ! »
Les hommes répondirent par un hurlement et se jetèrent en avant avec une fougue et une puissance dévastatrices. Les Colques furent balayés au premier assaut, et l’armée cantonna avant le soir dans les villages qui étaient sur sa route. On assista alors à un événement étrange. Des centaines de soldats donnèrent des signes d’empoisonnement : vomissements, fièvre, nausées, lassitude mortelle. On déclara qu’ils avaient mangé du miel et que celui-ci les avait intoxiqués, mais je n’ai jamais entendu dire que les abeilles produisent du miel vénéneux. Comment pourraient-elles y survivre ? Je songeai à d’autres explications, et Xéno aussi, je crois, car l’armée avait toujours des ennemis qui entendaient bien l’anéantir.
Par chance, les malades guérirent, ce qui atténua en partie mes soupçons.
Nous repartîmes. Enfin, la côte s’offrit à notre vue sur un vaste tronçon, et nous vîmes bientôt se dresser Trapézonte. Une ville grecque.
Plus d’un an s’était écoulé depuis que les nôtres s’étaient exprimés dans leur langue avec une communauté capable de les comprendre, et leur joie fut immense. Nous bivouaquâmes à l’extérieur des murs et, tandis que les généraux se présentaient aux autorités et essayaient d’obtenir des aides nécessaires pour poursuivre notre voyage, on organisa des jeux et des concours afin de remercier les dieux.
Une fois ces célébrations achevées, il fallut prendre des décisions. L’assemblée de l’armée, convoquée au complet, ne laissa guère le choix aux officiers : plus personne ne voulait marcher, affronter d’autres combats, subir de nouvelles pertes. Les soldats estimaient leur entreprise terminée et souhaitaient s’embarquer et regagner leur terre par la mer. L’un d’eux se lança dans un discours qui semblait inspiré par les monologues des acteurs comiques : la parodie d’un soldat-héros. Il entendait signifier : Nous en avons assez !
Sophos réclama des vaisseaux de guerre et de marchandise aux autorités de la ville, mais il n’obtint que deux navires et plusieurs dizaines de petites embarcations. De surcroît, l’un des nôtres, à qui l’on avait confié les deux vaisseaux parce qu’il possédait une certaine expérience de la navigation, leva l’ancre pendant la nuit avec l’un d’eux. Il se nommait Dexippe et sa réputation de traître fut ainsi établie.
Les navires restants ne suffisaient pas à transporter toute l’armée qui fut contrainte de multiplier les incursions à l’intérieur pour faire du butin, pillant les villages des populations indigènes qui se défendaient bec et ongles. Je ne vis pas ces assauts, car je restai au campement, sur la côte, avec les autres femmes, les blessés et les convalescents, mais j’en appris assez à ce sujet en écoutant les récits des guerriers : des images cruelles de massacres et d’incendies, de femmes et d’enfants qui se jetaient de leurs maisons en flammes et s’écrasaient sur le sol, de combattants des deux camps transformés en torches humaines, de féroces corps à corps, de tueries.
Les nôtres avaient-ils le choix ? Ils auraient certes préféré acheter dans les marchés ce dont ils avaient besoin, mais ils n’avaient plus d’argent ni d’objets précieux à troquer. Je m’étais habituée à raisonner comme eux, à estimer qu’on ne peut se soustraire à la loi de la survie. Les horreurs de la guerre étaient la triste conséquence de cette loi. Une fois dans la bataille, la douleur, le sang, les souffrances du corps et de l’esprit se chargeaient du reste, abattant toutes les limites fixées par la civilisation, balayant toute retenue. J’eus la chance de ne pas assister à ces épisodes.
Au bout d’un mois, l’armée épuisa ses possibilités d’amasser du butin, ayant dévasté toutes les terres qui s’étendaient à une ou deux journées de marche. De plus, les habitants de Trapézonte avaient hâte de nous voir partir. On décida alors que les non-combattants monteraient à bord des vaisseaux et des embarcations disponibles, ce qui diminuerait ainsi le nombre de bouches à nourrir. Le commandement de cette flottille fut confié à Nétos, l’officier qui s’était heurté à Xéno à plus d’une reprise. On disait qu’il rédigeait lui aussi
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