L'armée perdue
qu’il avait dû admirer avant de me rencontrer, dans l’immense Anatolie dont m’avait parlé un villageois.
« Ces choses-là sont bonnes pour mes souvenirs. Ce que j’écris sera transmis à la mémoire de tous.
— Quelle est la différence ?
— C’est simple. La beauté d’un paysage ou d’un monument est un point de vue subjectif. Ce qui est beau pour moi peut être négligeable pour un autre. La distance entre deux villes est une donnée valable et indiscutable pour tous. »
C’était vrai, mais cela me paraissait triste. Je ne comprenais pas que son écrit poursuivait un but particulier et excluait toute émotion. Ce journal était censé servir à ceux qui voudraient parcourir la route qu’il décrivait. L’exercice auquel il se pliait me frappait particulièrement. Dans nos villages, personne ne savait écrire. Les histoires étaient transmises oralement, et chacun les racontait à sa façon : j’étais certaine que le passage de l’armée de Cyrus et ma fuite de Beth Qadà en constituaient déjà une, et que les vieillards du village – certains d’entre eux étaient très versés dans cet art – la relataient de différentes manières. Une habitude dans ce genre de petites communautés où il ne se passe jamais rien et où la curiosité naturelle des gens est rarement satisfaite.
Je l’observais à la dérobée plonger sa plume dans le flacon d’encre, la faire courir sur la feuille de papyrus blanche. Ces feuilles étaient précieuses, plus coûteuses que la nourriture et le vin, plus coûteuses que le fer et le bronze, c’est pourquoi Xéno écrivait en général à l’aide d’un fusain sur une tablette de pierre blanche et ne recopiait à la plume, sur le papyrus, que ce dont il était sûr. Il traçait des petits caractères serrés, de façon à occuper le moins d’espace possible, et avec une telle précision qu’ils formaient des lignes parfaitement droites. Une fois que ces caractères étaient fixés sur la feuille, ils pouvaient se transformer en paroles à tout instant, dès qu’il posait le regard dessus. C’était merveilleux. Xéno avait remarqué la fascination que l’écriture exerçait sur moi. Je savais qu’il y avait des scribes dans les temples des dieux et dans les palais des rois, mais je n’avais jamais vu un individu ordinaire pratiquer cette activité. Nombre des guerriers, pour ne pas dire la plupart, la pratiquaient aussi, et je les vis à plusieurs reprises tracer des signes sur le sable ou sur l’écorce des arbres. Leur écriture était simple, comme l’aleph-beth des Phéniciens de la côte, il semblait facile de l’apprendre, voilà pourquoi je rassemblai un jour mon courage et demandai à Xéno de me l’enseigner.
Il sourit. « Pourquoi veux-tu apprendre à écrire ? Pour quoi faire ?
— Je ne sais pas. L’idée que mes paroles subsistent après ma mort me plaît.
— C’est une bonne raison, mais je ne crois pas que ce soit une bonne idée. » Et il en resta là.
J’étais tellement envoûtée par l’art de Xéno que je me mis à tracer à mon tour des signes sur le sable, le bois, les rochers, je compris que certains seraient effacés par le vent, d’autres par l’eau, mais que d’autres encore résisteraient pendant des années, peut-être pendant des siècles.
Après avoir quitté Sardes, l’armée avait remonté le fleuve dénommé Méandre, atteint le haut plateau et fait une halte dans un lieu magnifique où se dressait l’un des palais d’été de Cyrus. Une source coulait à l’intérieur d’une grotte, au plafond de laquelle était suspendue une peau, la peau d’une créature sauvage. Xéno me raconta à ce sujet une histoire inouïe.
La grotte en question abritait un satyre, un être à moitié homme et à moitié bouc qui répondait au nom de Marsyas. Par les chauds après-midi d’été, cette créature des bois protégeait les bergers et leurs troupeaux et jouait de la flûte, un simple instrument en roseau, assise au bord du fleuve. Elle en tirait une mélodie sublime, plus suave et plus profonde que le chant du rossignol. Un chant qui sentait l’ombre et la mousse, des sons qui évoquaient le clapotement des fontaines montagnardes, une harmonie qui se fondait avec le bruissement du vent dans les feuilles des peupliers. Marsyas s’était épris de sa musique, il estimait que personne ne pouvait l’égaler, pas même Apollon, qui est, pour les Grecs, le dieu de la musique. Apollon
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