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L'armée perdue

L'armée perdue

Titel: L'armée perdue Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Valerio Manfredi
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souffrent et jouissent autant que si ces vies étaient réelles, concrètes. Ils vivent l’amour, le chagrin, l’espoir avec une intensité que les dieux mêmes ignorent. Je suis convaincue qu’ils constituent une race à part : il y a les dieux, il y a les hommes, et il y a les poètes. Ils naissent quand le ciel et la terre sont en paix ou quand la foudre claque dans le cœur de la nuit et frappe le berceau d’un enfant sans le tuer, se contentant de lui dispenser une caresse de feu.
    J’aimais l’histoire de ce roi vagabond et je priais chaque soir Xéno de m’en relater un épisode. Je m’identifiais au personnage de son épouse, une reine au nom imprononçable. Elle avait attendu son mari vingt ans, non par dévotion servile, mais parce qu’elle ne désirait rien d’autre que ce héros à l’esprit multiforme.
    « Essayez donc de fléchir cet arc, si vous en êtes capable. Je choisirai celui qui y parviendra », avait-elle dit. Mais elle s’était jetée dans les bras de son époux, à son retour, car il était le seul à connaître son secret : leur lit nuptial enchâssé dans les branches d’un olivier. Quelle merveille que ce lit perché dans un arbre, tel un nid de moineaux ! Lui seul avait été capable de concevoir pareille pensée. Comme ils avaient dû être heureux dans ce lit, jeunes princes d’une terre sereine, songeant à l’avenir de leur nouveau-né ! Et je pensais aux horreurs de la guerre qui s’était ensuivie.
    J’étais certaine que le même drame nous attendait. Ce n’était qu’une question de temps.
    Les premiers signes s’étaient manifestés avant notre rencontre, alors que l’armée traversait le haut plateau. Les troupes grecques et asiatiques broyaient du noir. Xéno comprit pourquoi : l’argent manquait, Cyrus ne payait plus les hommes depuis un certain temps. Il était fort étrange que cet homme richissime ne pût soutenir les frais d’une expédition contre une tribu indigène. Xéno en devinait la raison, contrairement aux soldats et à la plupart des officiers. Certains commençaient toutefois à nourrir des soupçons et à diffuser dans le campement des rumeurs propageant inquiétude et nervosité. Par chance, un événement ramena la sérénité, tout au moins pendant un certain temps.
    Un jour, les soldats s’arrêtèrent sur un grand terre-plein entouré de peupliers et de saules, et virent venir un grand nombre de gardes du corps qui escortaient un chariot dont les rideaux flottaient au vent. Il abritait une femme d’une incroyable beauté. Une reine. La reine de Cilicie, la terre qui jouxte la mienne, une terre magnifique et fertile donnant sur la mer mousseuse, regorgeant d’oliviers et de vignes. Son époux, souverain de cette terre, était sans doute inquiet : bien qu’il fût indépendant, il était soumis au Grand Roi, et son royaume était situé sur la route du prince Cyrus, dont l’objectif était clair désormais. S’il résistait, Cyrus le renverserait. S’il ne résistait pas, le Grand Roi lui demanderait des comptes. Il pensa probablement qu’il convenait d’abord de régler le problème de Cyrus. Il disposait d’une arme : la beauté de son épouse, une arme invincible, plus forte que toutes les troupes. Il décida d’envoyer à Cyrus de l’argent et de fourrer son épouse dans son lit, certain de résoudre ainsi la question. L’argent et les belles femmes déplacent les montagnes ; ensemble, ils détruisent tous les fortins du monde.
    Cyrus était jeune, beau, audacieux et puissant. La reine l’était également, et elle était prête à le satisfaire en toutes choses. Elle lui remit, de la part de son mari, une grosse somme qui lui permettrait de payer les soldats, et s’offrit à lui, elle aussi. Pendant quelques jours, le monde parut s’arrêter. L’armée bivouaquait, ses tentes solidement plantées. Le pavillon royal était orné des étoffes les plus fines et des tapis les plus précieux, de bassins de bronze pour les bains de la belle. On disait que Cyrus la regardait se déshabiller et se plonger dans l’eau chaude et parfumée, se faire laver et masser par deux servantes égyptiennes vêtues d’un minuscule pagne. Assis sur un tabouret garni de pourpre, il caressait un guépard couché à ses pieds. Les formes sinueuses de la bête lui rappelaient sans doute celles de la belle qui étirait mollement ses membres dans le bassin.
    Le troisième jour, il voulut lui montrer un spectacle excitant, le

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