L'armée perdue
serein, il lui arracha sa peau d’homme et de bête, l’abandonna, défiguré et sanguinolent, aux animaux sauvages.
On ignore comment sa peau se retrouva pendue dans la grotte, au-dessus de la source du fleuve qui porte son nom. Peut-être s’agit-il d’une fausse relique, savamment fabriquée avec la peau d’un homme et celle d’un bouc. Peu importe. Cette histoire est terrible, bouleversante, et son sens ne laisse aucun doute : les dieux sont jaloux de leur perfection, de leur beauté et de leur infinie puissance. La seule pensée qu’on puisse s’approcher d’eux les remplit de colère et les conduit à d’épouvantables vengeances, ils tiennent à ce que les distances entre mortels et immortels demeurent infranchissables. Mais s’il en est ainsi, cela signifie aussi qu’ils nous craignent, que l’étincelle d’intelligence née de notre matière éphémère et périssable les effraie, les amène à croire que nous risquons un jour, un jour peut-être très lointain, de devenir comme eux.
Sur les hauts plateaux, les histoires fleurissaient avec autant de luxuriance que les pavots qui entachaient de rouge les prés et les pentes des collines ; nombre d’entre elles concernaient le roi Midas, le roi des Phrygiens, qui avait demandé au dieu Dionysos à transformer en or tout ce qu’il touchait, et qui risqua ainsi de mourir de faim. Le dieu le débarrassa de ce don funeste et le dota d’oreilles d’âne pour lui rappeler sa bêtise. Le roi dissimulait sous un large chapeau cette difformité que seul son barbier avait vue, et dont il ne pouvait révéler l’existence sous peine d’être tué. Mais ce secret était si lourd que le pauvre homme fut contraint de le révéler : sachant qu’ainsi il serait fatalement rapporté et qu’il atteindrait bien vite les oreilles d’âne du roi, il le confia à la terre. Il creusa un trou sur les rives du fleuve, murmura a l’intérieur : « Midas a des oreilles d’âne », et le reboucha en jetant à la ronde des regards circonspects. Mais des roseaux poussèrent sur ce trou. Et quand le vent soufflait, ils murmuraient : « Midas a des oreilles d’âne », à l’infini.
Plus loin, au seuil de la Cappadoce, l’armée s’arrêta près d’une source pour s’approvisionner en eau. Là aussi, on racontait une histoire concernant Midas. Le roi de Phrygie convoitait les secrets d’un Silène doté d’une sagesse extraordinaire, qui suivait Dionysos. Sachant qu’il était un buveur de vin insatiable, Midas versa du vin dans l’eau de la fontaine. Le Silène s’enivra et, une fois attaché, raconta au roi tout ce qu’il souhaitait entendre.
Ce fut une période paisible pour l’armée : il n’y avait pas d’ennemis à l’horizon, et la solde était régulièrement payée. Les hommes avaient donc tout loisir de s’occuper de légendes fabuleuses. Mais il était impossible que cent mille hommes pussent avancer sans se faire remarquer. Bien vite, des événements inquiétants se produiraient, prouvant que cette marche avait éveillé une puissance terrible et coléreuse. Le Grand Roi, à Suse, était certainement au courant.
5
Je me suis souvent demandé combien d’histoires circulent dans les villages du monde, des histoires de rois et de reines, d’humbles plébéiens, de créatures mystérieuses des bois et des fleuves. Chaque groupe de maisons ou de cabanes possède la sienne, mais seules certaines enflent et se répandent au point de devenir célèbres. Xéno me raconta de nombreuses histoires de sa terre, le soir, couché contre moi, après avoir fait l’amour. Il me parla d’une guerre qui avait duré dix ans contre une ville de l’Asie appelée Ilium, ainsi que l’histoire d’un petit roi des îles occidentales dénommé « Personne », qui avait voyagé sur toutes les mers, avait vaincu des monstres, des géants, des sorcières, était descendu dans le monde des morts. Il avait enfin regagné son île et trouvé sa maison remplie de prétendants qui dévoraient ses richesses et courtisaient sa femme. Il les avait tués tous, à une exception près : le poète.
Il avait eu raison de l’épargner : les poètes ne devraient jamais mourir, parce qu’ils nous offrent ce que personne d’autre n’est capable de donner. Ils voient au-delà de notre horizon, comme s’ils se tenaient au sommet d’une immense montagne, ils entendent des sons et des voix que nous ne percevons pas, ils vivent plusieurs vies à la fois,
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