L'armée perdue
Cappadoce.
Xéno était même convaincu que la nouvelle de cette marche avait atteint les capitales : Suse, peut-être, et Sparte. De fait, il apprit par la suite qu’il se produisait en Grèce des événements qui pèseraient sur notre destin.
Des hommes, à Sparte, avaient pris une décision qui risquait de bouleverser l’équilibre de notre monde, et ils ignoraient à présent comment gérer les événements qu’ils avaient déclenchés. Leur instrument n’était autre que l’armée de mercenaires qui traversait à présent l’Anatolie, mais comment la maîtriser ? Comment être spectateurs et acteurs en même temps ?
Au cœur de la nuit, un messager réveilla les deux rois : il fallait qu’ils se précipitent à la salle du conseil où les cinq éphores, les hommes qui gouvernaient la cité, s’étaient déjà réunis.
On discuta longuement, on tenta de déterminer, avec l’aide d’informateurs, où se trouvait l’armée à cet instant précis et où il était possible de croiser sa route entre la Cilicie et la Syrie.
Désormais, tout le monde connaissait l’objectif de Cyrus, bien que personne n’en sût rien officiellement : une attaque au cœur de l’Empire pour renverser Artaxerxès.
« Contre son propre frère, conclut l’un des éphores. Difficile d’envisager une autre hypothèse. »
Le silence s’abattit sur la salle du conseil. Les deux rois échangèrent quelques mots, et les éphores aussi.
Le plus âgé d’entre eux prit la parole : « Le jour où nous avons décidé de satisfaire la demande de Cyrus, nous avons considéré la situation avec soin et prudence. Nous estimons avoir choisi pour le mieux dans l’intérêt de la cité.
« Nous pouvions refuser. Cyrus aurait alors demandé leur aide aux Athéniens ou aux Thébains, ou encore aux Macédoniens. Mieux valait ne pas rater cette occasion. Si Cyrus marche vraiment contre son frère, il nous devra le trône en cas de victoire, et notre puissance dans cette région du monde ne connaîtra pas de limites. S’il échoue, l’armée sera détruite, les rescapés passés par les armes ou vendus comme esclaves à l’étranger. Personne ne pourra donc nous accuser d’avoir ourdi le moindre complot contre le Grand Roi, d’avoir soutenu l’action d’un usurpateur, car les hommes que nous avons enrôlés ignorent totalement pourquoi ils se sont rassemblés à Sardes sous les ordres de Cyrus, à l’exception d’un seul, qui ne parlera jamais. Et il n’y a pas, parmi eux, d’officier Spartiate de l’armée régulière. »
Les deux rois songèrent sans doute que les temps avaient bien changé en l’espace de trois générations. Autrefois, Léonidas et ses trois cents hommes s’étaient battus aux Portes ardentes contre trois mille hommes, les Athéniens avaient aligné cent navires contre cinq cents, et toutes les cités grecques avaient livré bataille ensemble en rase campagne. Côte à côte, ils avaient défait l’empire le plus vaste, le plus riche et le plus puissant du monde, et sauvé la liberté de tous les Grecs. À présent, la péninsule n’était plus qu’une étendue de ruines et de désolation. Trente années de guerres intestines avaient fauché la fleur de la jeunesse. Sparte exerçait son hégémonie sur un cimetière, sur des cités et des nations qui n’étaient plus que l’ombre d’elles-mêmes, et, pour entretenir cette larve de pouvoir, elle ne cessait de mendier auprès des Barbares, les ennemis de jadis. Cette expédition constituait un point de non-retour. On en était arrivé à lancer dans une entreprise plus qu’hasardeuse un corps d’élite de plus de dix mille guerriers, qui seraient probablement tous massacrés. Sur quelle ville régnaient-ils donc ? Et quel genre d’hommes étaient les cinq éphores qui gouvernaient ?
Voilà peut-être ce qu’ils auraient voulu crier, eux qui étaient les descendants des héros d’autrefois, mais ils s’en tinrent à un discours plus réaliste : un événement imprévu pouvait se produire, et la situation risquait de leur échapper. Il ne fallait pas exclure une troisième hypothèse.
Le chef des éphores admit que cette réflexion était fondée : de fait, ils avaient pris en compte cette éventualité. Voilà pourquoi un officier de l’armée régulière, un des meilleurs, rejoindrait les troupes avec des consignes précises, qui ne furent pas révélées. Il s’agissait d’une mission secrète, et elle devait le rester.
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