L'armée perdue
déploiement de sa puissance : son joyau militaire.
Il demanda à Cléarque d’aligner les guerriers à cape rouge revêtus de leur armures étincelantes, leurs grands boucliers au poing. Au son des tambours et des flûtes, ils devaient marcher au pas cadencé devant le prince et sa sublime invitée, debout sur un char de parade. La reine était heureuse, aussi heureuse qu’une fillette assistant à un spectacle de jongleurs de rue.
Soudain, une longue sonnerie de trompette retentit. Les guerriers rouges ralentirent le pas, exécutèrent un demi-tour à droite parfait, puis, à une deuxième sonnerie, chargèrent, lances baissées, vers le campement des troupes asiatiques d’Ariée. L’attaque était si réaliste que les Asiatiques s’enfuirent de tous côtés, mortellement effrayés. Une troisième sonnerie rappela enfin les guerriers de Cléarque, qui rebroussèrent chemin en riant et en se moquant des soldats du Barbare qui avaient si facilement cédé à la panique.
Étrangement, cette attitude plut à Cyrus : elle lui confirma l’effet dévastateur, sur les Asiatiques, d’une charge de l’infanterie lourde de capes rouges.
La reine quitta le campement une semaine plus tard, après avoir obtenu du prince l’assurance que son mari ne subirait ni dommages ni vexations. En échange, le roi n’opposerait aucune résistance au col dit des « Portes de Cilicie ». Il s’agissait d’un passage si étroit que deux chevaux harnachés ne pouvaient l’emprunter de front. Il suffisait de disposer en ces lieux quelques troupes choisies et bien entraînées pour en bloquer l’accès à l’armée la plus puissante de la terre. Mais le roi de Cilicie ne semblait guère désireux de provoquer le moindre conflit. Il convenait donc de se fier à sa parole : ceux qui tenaient « les Portes » étaient, quoi qu’il en soit, maîtres de la situation. Seuls quelques jours de marche en séparaient désormais l’armée, l’on saurait bientôt ce qu’il en était vraiment.
La reine repartit, couverte de cadeaux précieux, et il est probable que Cyrus lui donna un rendez-vous secret en Cilicie, tant il était charmé par sa beauté.
Quelques jours plus tard, l’armée passa non loin du mont Argée où, disait-on, Marsyas avait été écorché vif par Apollon. Une montagne solitaire, immense, qui dominait le haut plateau à l’instar d’un géant. D’autres légendes circulaient en grand nombre à son propos. On racontait qu’un Titan était prisonnier de ses entrailles, qu’il secouait de temps à autre ses chaînes et soufflait des flammes. De la fumée, des nuages incandescents jaillissaient de la cime, et toute la région résonnait de grondements épouvantables. Mais la plupart du temps, l’Argée était tranquille, avec ses neiges éternelles.
Une quinzaine de jours s’écoulèrent sans incidents. Puis on atteignit une ville du nom de Dana, d’où l’on apercevait la puissante chaîne du Taurus. Ses pics enneigés marquaient les limites de l’Anatolie et de la Cilicie. Cyrus fit emprisonner et mettre à mort le gouverneur perse de la ville. Un autre homme, dont on ne révéla pas le nom, fut également arrêté et passé par les armes. Ni l’un ni l’autre ne méritaient pareille punition.
Xéno ne maîtrisait pas le perse. Un seul interprète suivait les échanges entre les officiers grecs et Cyrus, pour une raison évidente : on ne pouvait communiquer des informations privées à de trop nombreux individus, et, dans ce cas précis, « de trop nombreux individus » signifiait plus d’un seul.
De même, Cléarque était le seul à converser avec Cyrus. Les autres officiers supérieurs, Ménon, Agias, Socrate et Proxène, étaient parfois conviés à des banquets et aux réunions du conseil de guerre, mais dans ce cas, Cyrus parlait à l’interprète qui rapportait tout bas ses propos à Cléarque. Celui-ci transmettait ensuite ses ordres aux officiers, leur révélant sans doute ce qu’il jugeait le plus opportun.
Quiconque eût approché l’unique interprète aurait éveillé des soupçons et attiré l’attention de personnages peu recommandables. Xéno était donc contraint de recueillir des rumeurs qu’il était difficile de vérifier. Il apparaissait toutefois clairement que Cyrus entendait dissimuler sa présence dans la région, signe évident qu’il n’aurait pas dû s’y trouver. Plus personne ne croyait à l’expédition contre les montagnards qui menaçaient la
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