L'armée perdue
Lorsque tout serait résolu, les rois en seraient informés.
L’homme désigné pour une mission si délicate, qui exigeait courage, intelligence et surtout une fidélité absolue aux consignes, partirait le lendemain de Gythion, à bord d’un navire. Les rois n’apprendraient son identité que six jours après son départ.
La séance fut aussitôt levée et les deux rois rentrèrent chez eux en proie à l’inquiétude.
Quelques heures plus tard, un hilote réveilla l’envoyé de Sparte et l’accompagna à son cheval, pansé et sellé. L’homme sauta en selle, y fixa son sac et s’élança. Le soleil se levait quand il atteignit les abords de Gythion. Une trière de la marine de guerre attendait à l’ancre, un étendard bleu hissé à la poupe : le signal convenu.
L’homme monta sur la passerelle en tenant son cheval par les rênes.
L’armée quitta ses quartiers de Dana à l’aube. Avant de se mouvoir, Cyrus avait demandé à Cléarque de dépêcher un détachement à un passage qui permettait de contourner Tarse, la plus grande ville de la région, capitale du royaume de Cilicie. Si les Ciliciens opposaient une résistance à son entrée, le détachement attaquerait par l’ouest et tout serait réglé.
Cléarque choisit Ménon de Thessalie et l’envoya avec son bataillon vers un col du Taurus qui le conduirait dans la plaine, à l’ouest de Tarse, tandis que le gros de l’armée affronterait les portes de Cilicie, arrivant sur la capitale par le nord.
Ménon partit le premier, à la nuit, avec un guide indigène. Cyrus se dirigea à l’aube vers les montagnes. Entre le début de l’ascension et le passage, il était impossible de bivouaquer, non seulement pour une grande armée comme la sienne, mais aussi pour une simple caravane. Il fallait donc partager le trajet en deux étapes. Après avoir campé au pied de la chaîne du Taurus, Cyrus reprit sa marche à l’aube afin d’atteindre les Portes avant le couchant. La route n’était autre qu’un sentier muletier bordé d’un précipice.
Si le roi de Cilicie voulait lui résister, il le tiendrait en échec pendant des jours et des jours, voire pendant des mois.
Il régnait une grande nervosité dans les rangs de l’armée : les soldats levaient la tête vers les pics rocheux qui les dominaient. De plus, la route, généralement encombrée par le passage de multiples caravanes qui, venues de Mésopotamie, ralliaient l’Anatolie et la mer, ou la parcouraient en sens inverse, était déserte : pas un âne, pas un chameau. Seuls quelques paysans regagnaient leur ferme, une hotte sur le dos ; d’autres s’arrêtaient au bord de la route pour observer la marche de l’interminable colonne. Nul doute, la rumeur selon laquelle le danger menaçait à cet endroit s’était répandue, et les voyageurs avaient préféré attendre que tout fût terminé pour poursuivre leur périple.
Avant de s’engager dans les fameuses Portes de Cilicie, le prince envoya des éclaireurs en reconnaissance : ceux-ci rapportèrent qu’il n’y avait personne au sommet et qu’ils n’avaient remarqué qu’un campement désert de l’autre côté de la montagne. Peut-être avait-on envisagé de résister avant d’abandonner ce projet. Cyrus y fit halte avec ses hommes, tandis que la colonne poursuivait son ascension : lorsque le dernier eut atteint le sommet, l’heure de repartir avait déjà sonné.
Pendant ce temps, Ménon traversait l’autre col à la tête de son bataillon. Il avançait à vive allure, sans inquiétude, le guide ayant affirmé que le calme régnait.
Le passage se trouvait entre deux torrents : l’un coulait vers le haut plateau anatolien, l’autre descendait vers la mer. La route épousait une pente modérée et traversait un paysage qu’on pouvait dominer du regard. Une fois le col franchi, Ménon examina l’autre versant : une gorge raide et accidentée, bordée de hautes parois rocheuses. De fait, le débit de l’eau était beaucoup plus rapide.
Le bataillon s’y enfonça, remarquant bientôt des signes inquiétants : un vol de corbeaux s’éleva brusquement d’un bosquet, puis on entendit le bruit d’un rocher qui dégringolait dans la vallée. Alors que Ménon s’écriait : « Attention ! Protégez-vous ! Il y a du monde là-haut ! », une nuée de flèches s’abattit sur ses hommes. Trois d’entre eux furent touchés. Le tir se poursuivit avec plus d’intensité, fauchant d’autres vies.
Ménon
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