L'armée perdue
nous a menti. Mais j’envisageais une hypothèse plausible. J’imaginais que le Grand Roi lui avait demandé de l’aide pour conquérir des terres à l’est. Cependant, les deux frères étant à couteaux tirés, il m’a semblé étrange qu’Artaxerxès demandât justement à Cyrus de le seconder dans une entreprise aussi difficile et compliquée, dont personne, en outre, n’a jamais entendu parler. J’ai pensé ensuite que Cyrus voulait s’octroyer un domaine sur lequel régner, par exemple l’Égypte, facile à défendre, peut-être aussi facile à conquérir. Puis je me suis dit que l’enjeu devait être plus important. Cyrus est ambitieux, intelligent, habile. Il sait qu’il est supérieur à son frère et il n’acceptera jamais de lui être soumis, de vivre dans son ombre. Cyrus veut le trône de Perse. Cyrus veut nous aligner contre le Grand Roi !
— Tu es fou ! s’exclama Proxène. C’est impossible !
— Alors explique-moi ce que nous faisons ici, en Cilicie. Et pourquoi Cyrus a fait exécuter le gouverneur de Tyana et le chef de l’armée, qui n’avaient commis aucune faute. Il l’a fait parce qu’ils étaient fidèles à son frère. Ils lui ont peut-être demandé ce qui se passait, à quoi servait une armée aussi grande et où il se dirigeait. Ils avaient probablement averti le Grand Roi de cette étrange expédition. Voilà pourquoi ils ont été tués ! »
La querelle avait attiré d’autres soldats, qui se frayaient à coups de coude un chemin dans la foule. Pendant ce temps, certains criaient déjà à la trahison : « Il faut que les généraux nous disent où ils entendent nous conduire ! Nous avons le droit de savoir ! Nous voulons savoir ce qui se passe. Ils ne peuvent pas tout nous cacher ! »
Échauffés, plusieurs d’entre eux déclaraient vouloir interpeller Cléarque. C’est alors que Xéno vit un inconnu passer à cheval, au pas, derrière l’attroupement. Il était armé et portait ses cheveux tirés derrière la nuque par une agrafe, à la Spartiate. Il se dirigeait vers la tente de Cléarque.
Xéno se tourna vers les hommes qui se trouvaient autour du bivouac. « Laissez Cléarque en paix. Il a de la visite. »
Les soldats lui lancèrent un regard surpris et se calmèrent un moment. Mais la rumeur selon laquelle on marchait contre le Grand Roi, le seigneur des quatre coins du monde, se répandit vite, provoquant des éclats et des bagarres. Les généraux s’efforcèrent de ramener un semblant d’ordre dans le campement, mais en vain. Au bout du deuxième jour, Cléarque voulut donner le signal de départ comme si de rien n’était, mais les hommes l’affrontèrent violemment. Certains lui jetèrent même des pierres. Cléarque annonça alors qu’il convoquerait une assemblée et se présenta à Cyrus.
« Prince, lui dit-il, les hommes veulent savoir où nous allons. Ils se sentent trompés et ils souhaitent rebrousser chemin. La situation est difficile.
— Voilà donc la fameuse discipline de tes troupes ? Ordonne-leur de rentrer dans les rangs et d’attendre les ordres.
— C’est impossible, prince. La discipline consiste, pour eux, à se tenir à leur poste de combat et à exécuter les ordres pendant la campagne, mais ce sont des mercenaires qui observent les règles de leur engagement. Ils ont été enrôlés pour mener à bien une expédition en Anatolie, non pour…
— Pour quoi ?
— Pour un objectif différent. Ils savent très bien qu’ils ne sont pas en Anatolie. Et le bruit court que nous allons nous battre contre ton frère, contre le Grand Roi.
— C’est la vérité. Nous allons nous battre contre mon frère. Ne dis pas que tu l’ignorais.
— C’est secondaire. J’ai pour ordre de te suivre.
— Dans ce cas persuade tes hommes.
— C’est difficile, je ne peux rien te garantir.
— Essaie. Au point où nous en sommes, nous ne pouvons pas rebrousser chemin.
— Prince, je ne peux imposer ces exigences dans l’immédiat. Il faut que je convoque une assemblée.
— Une assemblée… dans une armée ? C’est absurde !
— C’est l’usage, chez nous. Et c’est la seule façon de convaincre les hommes, en admettant que j’y parvienne. Attends que j’aie pris la parole, puis envoie-moi un messager. Il devra m’interrompre et me dire que tu veux me voir immédiatement. Il parlera tout fort de façon à être entendu, au moins des soldats les plus proches. Je lui dirai ce qu’il en
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