L'armée perdue
pourrait nous abandonner en pleine mer, ou même nous envoyer couler par le fond pour effacer toute trace de cette expédition. »
Un autre homme intervint : « Alors demandons-lui un guide qui nous ramènera chez nous par voie de terre. Nous pourrions dépêcher des avant-gardes pour occuper les hauteurs, cela nous évitera d’être pris en embuscade sur le chemin du retour.
— Tu aurais confiance ? Pas moi ! Un guide pourrait nous conduire dans un piège ou sur une fausse piste avant de s’éclipser. Où échouerions-nous ? Où trouverions-nous le chemin du retour parmi des peuples qui ne nous comprennent pas ? Non. Vous voulez vous lancer dans une aventure de ce genre ? Parfait. Mais ne me demandez pas de vous guider, de guider mes hommes vers une mort certaine.
» Je peux vous assurer une chose : je suis prêt à partager votre destin, à mourir pour vous. Si vous le voulez, choisissez un autre général, et je lui obéirai. »
Ses paroles ne suscitèrent aucun soulagement. Il avait avancé ses pions, et c’était maintenant aux guerriers d’exposer des solutions pour se tirer de ce guêpier. Formidables dans la bataille, résistants à toutes les difficultés et les privations, ils s’abandonnaient facilement au découragement lorsqu’ils comprenaient qu’il n’y avait pas d’issue.
Le silence s’abattit une nouvelle fois sur l’assemblée. Les hommes se rendaient compte qu’ils n’avaient pas le choix, qu’ils étaient exposés à tous les chantages. Cléarque avait noirci le tableau, il promenait maintenant son regard sur les troupes afin de mesurer l’effet de ses paroles. Ce faisant, il vit que le personnage avec lequel il s’était entretenu se promenait à la limite du campement, en apparence indifférent à ce qui se passait. Il arborait à présent un casque qui lui couvrait le visage, une cape rouge et un grand bouclier, fixé au harnachement de son cheval. Il possédait toutes les caractéristiques d’un homme de haut rang.
Le messager de Cyrus choisit ce moment pour se présenter et murmurer quelques mots à l’oreille de Cléarque. Puis il repartit.
« Cyrus veut savoir ce que nous entendons faire. Nous n’avons plus le temps de discuter. Que dois-je lui répondre ? »
Le dernier des officiers que le général en chef avait instruits dans le but de manipuler l’assemblée déclara : « Il me semble évident que nous n’avons aucune chance de nous en sortir seuls. Nous ne pouvons envisager de défier Cyrus. Je pense qu’il faudrait lui adresser une demande claire : s’il croit pouvoir nous convaincre, qu’il vienne nous parler, et nous évaluerons sa proposition. Si nous la rejetons, nous essaierons de trouver une entente afin que chacun puisse rentrer chez soi en toute sécurité. Qu’en pensez-vous ?
— Nous sommes d’accord ! Tu as raison ! » répondirent les soldats d’un seul cri.
— Très bien. Que le général Cléarque aille trouver Cyrus et écouter ses propositions. »
Chargé de cette mission officielle, Cléarque gagna le pavillon de Cyrus.
« Que peut-on faire ? demanda le prince quand il l’eut écouté.
— Si tu leur révèles l’objectif de cette expédition, ils refuseront de te suivre. N’oublie pas qu’il est inconcevable, pour un Grec, de s’éloigner autant de la mer. Comme saisi de vertiges, il manque de s’étouffer. Le sang qui coule dans ses veines est mêlé à de l’eau de mer, crois-moi. En ce moment, la mer est devant nous. Nos hommes savent qu’ils pourraient rentrer chez eux d’une manière ou d’une autre. En revanche, l’idée de s’enfoncer sur des milliers de stades dans le corps d’un énorme empire les effraie. Ordonne-leur de se battre contre une armée dix fois plus importante que la leur, et ils ne broncheront pas. Place-les devant une immense étendue privée de villes et de routes, et ils seront pris de panique, tels des enfants dans le noir. »
Cyrus arpenta un moment sa tente, tandis que Cléarque demeurait immobile, le regard fixé droit devant lui. Puis il finit par déclarer : « Je crois avoir trouvé la solution. Tu leur diras qu’un homme m’a trahi, que le gouverneur Abrocomas a établi son campement sur l’Euphrate à douze jours de marche. Dis-leur que tel est l’objectif de l’expédition, ajoute que je leur paierai une moitié en sus de ce qu’ils touchent à présent et qu’ils auront une récompense si nous parvenons à défaire Abrocomas. Après
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