L'armée perdue
quoi ils seront libres d’aller où bon leur semblera.
— Je peux le faire. Mais ensuite ?
— Ensuite, ils n’auront plus le choix. Ils seront obligés de me suivre jusqu’à l’accomplissement de leur mission. Je les rassemblerai, je leur parlerai, je les persuaderai, j’en suis certain.
— C’est possible. Mais avant de me retirer, permets-moi de te rappeler une chose importante. Mes hommes sont des soldats extraordinaires, les meilleurs que tu puisses enrôler, cependant n’oublie pas : ce sont des mercenaires. Ils se battent pour de l’argent.
— Je le sais », répondit Cyrus. Cléarque se dirigea vers la sortie. « Attends ! s’écria le prince. J’ai appris que le dernier contingent a débarqué non loin d’ici. Penses-tu qu’il nous suivra ?
— Un de ses hommes est venu me saluer hier soir et il m’a semblé le voir tout à l’heure passer à cheval autour du campement. S’il est bien celui que je crois, nous n’aurons pas de problèmes. »
Cyrus fit un signe de tête et Cléarque rejoignit l’assemblée.
Les soldats se laissèrent convaincre car ils n’avaient pas le choix, mais nombre d’entre eux continuèrent de croire qu’on allait se battre contre le Grand Roi.
Certains avaient remarqué que l’inconnu qui rôdait dans le campement s’était placé de façon à dominer la scène et à compter les soldats qui se dissocieraient de leur chef. Ce ne fut pas nécessaire : personne ne quitta la masse des guerriers qui s’apprêtaient maintenant à marcher douze jours jusqu’aux rives de l’Euphrate, fleuve qui était, murmurait-on, aussi important que le Nil. D’autres avaient vu l’étrange personnage s’approcher de Cléarque et lui murmurer quelques mots à l’oreille, auxquels le général avait répondu par un hochement de tête.
Mais qui était ce nouveau venu ? Nombreux furent ceux qui se posaient la question. Xéno fut le premier à aller le trouver, alors qu’il faisait griller du pain sur la pointe de son poignard, au-dessus d’un feu, un peu à l’écart des autres. Il avait ôté son casque, dévoilant une tignasse noire et des yeux clairs.
« Qui es-tu ? » lui demanda-t-il.
L’homme lui donna son nom. Un nom si compliqué qu’il était imprononçable, pour moi, et je décidai donc de l’appeler Sophos, ce que je ferai jusqu’à la fin de mon récit.
« Une bonne lame, ajouta-t-il sans trop s’exposer. Si j’ai bien compris le discours de votre général en chef, je suis tombé au bon endroit.
— Comment se fait-il que tu connaisses Cléarque ?
— Tu es un observateur attentif. Tous ceux qui ont manié l’épée au cours des dix dernières années et qui ont survécu connaissent les chefs de leur camp et ceux du camp adverse. En ce qui me concerne, je me suis battu avec Cléarque en Thrace pendant quelques mois. Et toi ?
— Je me suis battu du mauvais côté quand les exilés démocrates ont repris le gouvernement à Athènes. Je me nomme Xénophon.
— À quelle unité appartiens-tu ?
— À aucune. Je fais partie de l’entourage du général Proxène de Béotie. Je rédige le récit de cette expédition.
— Un homme de plume ou un homme d’épée ?
— De plume, pour le moment. L’épée ne m’a pas réussi. Mais je suis pourvu du nécessaire pour le cas où cela se révélerait indispensable.
— Le contraire m’étonnerait. Me mentionneras-tu dans ton récit ?
— Le devrais-je ?
— Cela dépend. Si tu crois que cela en vaut la peine. Alors, vers quoi se dirige-t-on ?
— Vers le sud. Vers la Syrie puis, selon moi, vers la Mésopotamie. Cyrus compte affronter son frère, je n’en démords pas. Il marchera donc sur Babylone, et de là vers Suse.
— Comment le sais-tu ?
— Je ne le sais pas. Je l’imagine. D’ailleurs, l’Euphrate est la seule route qui mène à Babylone. »
Sophos lui offrit un morceau de pain grillé.
« Par Zeus ! s’exclama-t-il. Nous allons donc nous battre contre le Grand Roi des Perses ! Rien de moins ! Nul doute, il s’agit d’une bien belle aventure ! À propos, connais-tu l’histoire du type qui a été capturé par les Perses et qui s’est retrouvé avec un pal dans le cul ?
— Non.
— Cela vaut mieux pour toi. Ce n’est pas une histoire drôle. »
Il se leva, étendit sa couverture au pied d’un arbre et s’allongea pour la nuit. Xéno regagna alors sa tente.
L’armée se remit en route le lendemain. Le calme semblait
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