L'armée perdue
hurla : « Vos boucliers ! Protégez-vous ! Fuyons ! Fuyons ! »
Levant leur bouclier au-dessus de leur tête, les soldats partirent à toutes jambes, mais la pente était raide et la gorge étroite. Nombre d’entre eux trébuchaient et tombaient, les derniers se pressaient sur les premiers, et tous se gênaient. Ils semaient sur leur chemin des morts et des blessés. Un instant, il sembla que la pluie mortelle avait cessé, mais ce n’était que le calme annonçant la tempête. Aussitôt après, un énorme vacarme retentit, une avalanche de pierres et de gros rochers dévala la montagne, écrasant d’autres guerriers. Quand il parvint enfin à s’abriter, Ménon compta ses hommes. Soixante-dix d’entre eux manquaient à l’appel, massacrés par les flèches et les pierres.
« Impossible de rebrousser chemin et de récupérer les corps de nos camarades, dit-il. C’est trop dangereux. Mais nous pouvons les venger. » Tandis qu’il prononçait ces mots, ses yeux bleus brillaient d’un éclat glacial.
6
Ils arrivèrent à Tarse à l’improviste.
Ils n’étaient qu’un millier, mais ils envahirent la ville comme s’ils étaient cent mille, frappant, incendiant, tuant.
Leur silence était épouvantable. On ne les entendait pas crier, pester, invectiver. Ils tuaient sans répit.
Ils entraient, sortaient, laissant la mort dans leur sillage.
Ils semblaient tous identiques sous leurs casques, leurs cuirasses en bronze et leurs boucliers noirs ourlés d’argent : c’étaient les hommes de Ménon de Thessalie qui vengeaient leurs compagnons demeurés sans sépulture.
Quand ils eurent terminé, la ville était à leurs pieds, sanguinolente et défigurée. Le roi s’était enfui dans la montagne.
Cléarque se présenta le lendemain soir et constata que les portes étaient ouvertes, sans surveillance. Il parcourut la voie principale, suivi de ses hommes, et fut abasourdi par le nombre de cadavres qui gisaient çà et là, dans la rue et à l’intérieur des maisons. La Chéra de mort était passée par-là, brandissant sa faux qui n’épargne personne.
Il s’attendait à la trouver, enveloppée dans son manteau noir. Il trouva Ménon de Thessalie assis au milieu d’une place vide, drapé dans sa cape blanche.
« Tu arrives tard », dit ce dernier.
Cléarque balaya les lieux d’un regard abasourdi. Il avait l’impression d’être dans une ville morte. Pas une lumière ne brillait, pas une voix ne retentissait. Les derniers feux du couchant teintaient la scène de rouge.
« Que s’est-il passé ? demanda-t-il.
— J’ai perdu soixante-dix hommes », répondit Ménon, l’air indifférent.
Cléarque écarta les bras et tourna sur lui-même, indiquant la dévastation qui régnait partout. « Et ça ? Qu’est-ce que ça signifie ?
— Cela signifie que ceux qui tuent les hommes de Ménon de Thessalie le paient chèrement.
— Je ne t’ai pas donné l’ordre d’attaquer la ville.
— Tu ne me l’as pas non plus interdit.
— Je devrais te punir pour insubordination. Tu es censé obéir à mes ordres, un point c’est tout.
— Me punir. Je ne crois pas que ce soit une bonne idée. » Tout en parlant, il se leva et planta ses yeux bleus dans ceux de Cléarque.
« Emmène tes hommes et va bivouaquer le long du fleuve, lui ordonna le général en chef. Tu y resteras tant que je ne t’aurai pas dit de lever le camp. »
Ménon traversa la place. Un instant, le silence qui pesait sur la ville meurtrie fut brisé par les pleurs d’un enfant, puis on n’entendit plus que le pas du Thessalien, amplifié par l’écho de la place déserte, tel le pas d’un géant.
Cyrus arriva le dernier, à la tombée de la nuit et s’emporta à la vue du massacre de Tarse. Mais il se calma en apprenant que cette catastrophe était le fait d’un seul bataillon, celui de Ménon. Si une seule unité était capable de tant de fureur, songea-t-il, de quoi serait capable le contingent entier une fois le moment venu de l’aligner en ordre de bataille ? Un message de la reine, qui lui donnait un rendez-vous secret, contribua à améliorer son humeur. Leur rencontre eut lieu dans une villa proche de la mer, qu’il gagna accompagné d’une importante escorte.
On ne sut pas ce que les amants se dirent, bien que Cyrus ne se séparât jamais de ses gardes du corps personnels. On apprit seulement que cette femme d’une incroyable beauté portait une robe légère et presque
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