L'armée perdue
demain ?
— Tissapherne a été nommé gouverneur de la Lydie à la place de Cyrus. Il doit donc gagner sa province. Nous marcherons ensemble, puisque nous allons au même endroit, celui dont nous sommes partis. Les Perses pourront ainsi nous surveiller. Nous remonterons le Tigre jusqu’au pied des montagnes du Taurus. Nous nous dirigerons ensuite vers les Portes de Cilicie, à l’ouest, le passage qui relie la Syrie et l’Anatolie, et nous passerons à quatre ou cinq parasanges de tes villages, une journée de marche vers le sud.
— Tu pourrais donc me ramener facilement à Beth Qadà, où nous nous sommes rencontrés.
— Non, tu me manquerais trop, beaucoup trop… Chez nous, on raconte de nombreuses histoires de héros qui regagnent leur demeure au terme de longs voyages en compagnie d’une Barbare…
— Et comment se terminent ces histoires ?
— Cela n’a pas d’importance… » Xéno se tut brusquement. Je suivis son regard et aperçus un cavalier qui passait sans un bruit au milieu des chaumes.
Sophos.
Nous repartîmes à l’aube. Au bout de deux jours de marche, nous franchîmes un mur de briques crues assemblées au moyen de bitume et, deux jours plus tard, atteignîmes la rive du Tigre, que nous traversâmes sur un pont de bateaux. Xéno consignait sur ses tablettes les distances et les noms des lieux, et je vis qu’il tentait de tracer notre itinéraire sur la cire en observant la direction du soleil. Il y avait, de l’autre côté du fleuve, une grande ville ceinte d’une muraille de briques crues identiques à celles que nous utilisions pour construire nos maisons à Beth Qadà. Pour la première fois, nous nous rendîmes au marché. En cette occasion et au cours des suivantes, les hommes attelèrent les mules aux chariots et nous allâmes acheter de quoi nourrir l’armée. Je mesurai ainsi la quantité d’aliments nécessaire à dix mille hommes : une quantité énorme. Mais la marchandise variait peu car on achetait ce qu’on trouvait, blé, orge, raves et légumes, poissons d’eau douce ou viande de mouton et de chèvre, volailles pour certains officiers, tels que Proxène, Ménon, Agasias et Glous. Cléarque et les siens absorbaient la même nourriture que leurs soldats. Quant à la boisson, le vin de palme, elle était destinée à ceux qui avaient les moyens d’en acheter.
Je constatai que chaque régiment disposait d’une sorte de caisse commune : elle était confiée à un homme sûr, qui se chargeait des achats et établissait ensuite un compte rendu des dépenses. Lorsqu’elle était vide, on procédait à une nouvelle contribution collective. Les officiers, à l’exception de Cléarque et des siens, dépêchaient leurs aides de camp. Xéno n’avait pas perdu sa passion pour la chasse. Quand il en avait le loisir, il partait à cheval, muni de flèches et de javelots, et revenait toujours avec un trophée : un lapin sauvage, des canards, une petite gazelle qui fixait sur moi ses grands yeux vitreux.
Ariée, qui se prétendait notre allié, s’était uni à Tissapherne : leurs deux armées campaient ensemble. Les nôtres se tenaient, en revanche, à bonne distance, une parasange, voire plus. Sans la fumée de leurs bivouacs, nous ne les aurions même pas vus.
Ce fut un nouveau motif d’inquiétude : les hommes se demandaient ce qu’ils méditaient, quelles embuscades ou tromperies ils préparaient. Que pouvait-on attendre de bon de ces Barbares réunis ?
Le même genre de discours circulait probablement dans l’autre campement, et ce voyage de deux corps d’armée en direction de la mer se transforma bientôt en guerre latente : les uns et les autres ne cessaient de se surveiller, de jour comme de nuit.
Par chance, nos hommes étaient assez sensés pour éviter un contact direct qui aurait inévitablement débouché sur un affrontement. Mais le hasard en voulut autrement. Plus d’une fois, des groupes d’auxiliaires partis ramasser du foin s’étaient heurtés à des détachements perses occupés à la même besogne, et des bagarres furibondes, voire de véritables combats causant des morts et des blessés, s’étaient ensuivis. Il avait fallu toute l’autorité de Cléarque pour empêcher certains officiers d’aller laver l’offense et venger leurs hommes.
Plus on avançait vers le nord, le long de la rive gauche du Tigre, plus les relations se tendaient, car les lieux où l’on pouvait acheter des vivres se raréfiaient et la
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