L'armée perdue
compétition se faisait plus âpre à chaque pas. Xéno avait été l’un des rares à s’en inquiéter, alors que les choses étaient encore faciles, et voilà que les faits lui donnaient raison. Que se passerait-il le jour où la tension deviendrait intolérable ? Je voyais Cléarque patrouiller, la nuit, entouré de sa garde, se hasardant non loin des avant-postes perses. Les feux de leurs bivouacs s’étendaient sur une surface immense, témoignant du fossé qui séparait les deux armées. Plus personne n’entretenait la moindre illusion sur le compte d’Ariée : en cas d’affrontement, ses hommes et lui s’aligneraient contre nous.
Une nuit, à l’heure de la seconde ronde, j’entendis une violente altercation : Ménon de Thessalie était décidé à mener une incursion nocturne dans le camp perse. Il prétendait qu’il ferait un massacre et qu’il jetterait l’armée adverse dans la panique. Après quoi, une attaque en force du reste des troupes parachèverait son œuvre.
« Laisse-moi y aller ! hurlait-il. Ils ne s’y attendent pas, je les ai entendus plaisanter, ils sont à moitié soûls, je les égorgerai comme des moutons. Ils ont tué deux de mes hommes aujourd’hui. Ceux qui touchent aux hommes de Ménon sont morts, le comprends-tu ? »
On aurait dit une bête féroce ayant senti l’odeur du sang. Cléarque eut grand-peine à le retenir, et je suis convaincue que, s’il l’avait déchaîné contre nos ennemis, Ménon aurait tenu ses promesses, et plus encore. Je craignis qu’il ne pointât son épée contre le général en chef. Mais, cette fois encore, Cléarque eut raison de sa fureur.
Je me rendis compte que Sophos observait la scène non loin de là. À ses côtés se trouvait un officier du bataillon de Socrate, un homme relativement jeune et peu loquace, qui avait la réputation d’être un guerrier infatigable. Il venait d’une ville du sud, m’apprit Xénon, et se nommait Néon. Sophos et lui semblaient n’avoir en commun que leur tempérament taciturne.
Nous traversâmes un autre fleuve et aperçûmes une ville où il nous fut possible de nous ravitailler, puis nous nous enfonçâmes dans un territoire désert dont la maigre végétation était identique à celle qui poussait sur les rives du Tigre. Bien que nous fussions en automne, il faisait chaud, et les longues marches sous le soleil brûlant mettaient à dure épreuve les hommes et les bêtes de somme. De nombreux jours s’étaient écoulés depuis que Cléarque avait reçu Tissapherne et ratifié la trêve : plus aucun contact n’avait eu lieu depuis.
Une fois seulement, nous vîmes surgir un messager perse. Nous nous trouvions à proximité d’un groupe de villages qui me rappelaient ceux où j’étais née et que j’avais quittés depuis longtemps. Un cavalier perse apparut, à l’aube, et attendit, immobile sur sa monture, que Cléarque le rejoignît. Il lui dit dans un mauvais grec que Tissapherne l’autorisait, en signe de bienveillance, à prendre dans ces villages ce dont son armée avait besoin.
Xéno et les autres pensèrent aussitôt qu’il s’agissait d’un piège, d’une invitation au pillage destinée à diviser l’armée, à la perdre parmi les maisons et les ruelles pour l’attaquer ensuite et la frapper impitoyablement. Mais Agasias de Stymphale, qui était parti en reconnaissance, rapporta qu’il n’y avait pas un seul Perse dans un rayon de deux parasanges : c’était la preuve qu’ils n’entendaient pas nous assaillir.
Cléarque posta alors des éclaireurs à une certaine distance de l’ennemi et envoya les autres piller les villages. Au soir, il ne restait plus grand-chose de ces humbles communautés de paysans et de bergers, dont les habitants seraient exposés à la famine pendant l’hiver. Ils avaient perdu leurs récoltes, leurs bêtes de somme et de trait, ainsi que leurs animaux de basse-cour. Les pilleurs ne se demandèrent pas pourquoi nos ennemis se montraient aussi condescendants. Moi oui. Je découvris que ces villages s’appelaient, comme les miens, « villages de Parysatis ». Cette action constituait donc une insulte directe à l’adresse de Sa Majesté.
Tandis que les nôtres profitaient de cette opportunité, je me heurtai à un groupe de prisonniers perses. Tout juste capturés par un détachement de Socrate d’Achaïe, ils étaient attachés à une souche de sycomore. Parmi eux se trouvait une jeune fille qui parlait ma langue et qui
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