L'armée perdue
esprit vif. Elle comptait au nombre de ces personnes qu’il importe de connaître, une de ces personnes que je n’aurais jamais rencontrées si j’étais restée à Beth Qadà.
« Sais-tu ce qui nous attend ? interrogea-t-elle. Ménon ne m’à rien dit et je n’ose pas le questionner.
— Xéno est inquiet car les jours passent sans que rien ne se produise. D’après les éclaireurs, nous sommes coincés entre le Tigre et un canal. Cléarque refuse de se déplacer, de crainte de violer la trêve et d’offrir à Ariée le prétexte qu’il attend pour nous abandonner à notre destin. »
Mélissa me versa une coupe de sa boisson magique et, l’air bienveillant, me regarda la boire. « As-tu pensé à ce que tu feras si les choses tournent mal ?
— À quoi fais-tu allusion ?
— Imagine que l’armée soit anéantie par les Perses et que ton Xéno soit tué.
— Je ne sais pas. Je crois que j’aurai du mal à lui survivre.
— Ne dis pas de bêtises. Nous autres femmes devons survivre quoi qu’il en soit. Tu es désirable et tu auras toujours moyen de te faire apprécier. Il suffit de savoir repérer le mâle le plus puissant, le dominateur. Un roi, un prince ou un général pourrait te protéger et te donner ce que tu mérites en échange de tes faveurs.
— Je ne crois pas que je serais très habile dans ce genre de situations. Peut-être vaudrait-il mieux que tu agisses, toi, et que tu me protèges. Je suis trop stupide, Mélissa, je suis une de ces femmes qui tombent amoureuses. Pour la vie. Toi, tu as déjà atteint le rang de mythe, tu es la beauté qui a couru, nue, du campement d’Ariée jusqu’aux lignes des Grecs, sous les ovations et les cris d’encouragement. Ménon aux yeux de glace lui-même n’a pas résisté à ton charme. »
Mélissa soupira. « Ménon… Je crains qu’il ne soit le plus fort. Tu sais, je ne me suis jamais éprise d’aucun homme, mais ce garçon sans cœur me fait trembler… »
Je vis une ombre d’incertitude voiler ses yeux ambrés et m’éloignai pour éviter de répondre à la question qu’elle risquait de me poser après ces aveux.
Vingt jours s’écoulèrent avant le retour des messagers, et je crois que cette attente fut une folie. Pour une mystérieuse raison, aucun incident ne se produisit. Le Grand Roi ayant accepté nos requêtes, notre voyage de retour put commencer. Cette nuit-là, Xéno et moi fîmes l’amour : la peur d’une catastrophe imminente s’était évanouie, et la nuit chaude, tranquille, ainsi que l’odeur du foin nous poussaient dans les bras l’un de l’autre. Nous contemplâmes ensuite le ciel étoilé, assis devant la tente. On entendait le bruissement du campement, les conversations des soldats, l’aboiement des chiens errants, mais pas de chants. L’incertitude et l’oppression dominaient, en effet, les esprits : l’immense armée qu’ils avaient affrontée à Counaxa avait donné aux guerriers une idée de l’étendue de l’Empire qui s’étendait autour d’eux et des innombrables obstacles qu’il leur faudrait affronter.
« Tu crois que nous rentrerons par la même route ? demandai-je à Xéno. Tu penses que nous repasserons par mon village ? » Je sentais une profonde angoisse me gagner. Si nous rebroussions chemin à travers les villages de la Ceinture, la boucle se bouclerait, et je devrais laisser Xéno reprendre le fil de la vie qu’il avait interrompue et à laquelle il souhaitait sans doute retourner.
« Je l’ignore, répondit-il. Doutes et incertitudes me tourmentent, quelle que soit l’hypothèse que j’envisage. Il nous faut suivre les Perses qui nous surveillent et nous détestent. Nous constituons un corps étranger à l’intérieur de leur pays. Ils ont peur de nous affronter, mais ils savent qu’il convient, d’une façon ou d’une autre, de nous anéantir.
— Et pourquoi donc ? Le Grand Roi a accepté de négocier, il a consenti à nous laisser partir en posant des conditions auxquelles vous avez souscrit.
— C’est vrai, mais leur attitude n’obéit à aucune logique. Si nous racontons un jour qu’il nous a été facile d’arriver non loin de leur capitale, d’autres pourraient être tentés de répéter notre entreprise. C’est un risque qu’ils ne peuvent pas courir, même si, bien entendu, les voies du destin sont parfois impénétrables.
— Si tes craintes ne sont pas confirmées, qu’est-ce qui nous attend à partir de
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