L'armée perdue
réciproque.
— Je n’arrive pas à le croire ! Voilà des hommes expérimentés qui ne prennent pas une seconde en considération l’éventualité de tomber dans un piège ! Imagine un instant ce qui arriverait si c’était le cas. Votre armée serait décapitée d’un seul coup. Votre état-major éliminé en l’espace de quelques instants.
— Ce n’est pas si facile. Nos hommes sont de formidables guerriers, et toutes les précautions ont été prises. Cléarque n’est pas stupide. Il s’assurera qu’il n’y aura pas d’autres Perses présents à la rencontre. C’est un terrain plat, tu l’as vu, il est impossible d’y dissimuler une force importante. Et si le général en chef a voulu s’y rendre sans tarder, c’est justement pour ne pas laisser le temps à l’ennemi de préparer une embuscade. Il faudrait trois cents soldats perses pour l’emporter sur cent Grecs ! Où les cacheraient-ils ? Ne t’inquiète pas et n’en parle à personne, tu me ridiculiserais. »
Voilà ce que Xéno me répondit, alors que j’aurais aimé crier aux nôtres de ne pas partir, de ne pas s’exposer à un danger mortel. Je sentais que mes craintes n’étaient pas le fruit de mon imagination, mais de véritables prémonitions. Je me plaçai toutefois au bord de la route, une amphore d’eau dans les bras, et les regardai s’éloigner au pas. Cléarque chevauchait le premier, vêtu d’une armure aux ornements d’or et d’une cape noire. Suivaient Socrate d’Achaïe et Agias d’Arcadie : ils endossaient le premier une armure en bronze repoussé, le second une cuirasse et des jambières en bronze argenté ; tous deux, une cape bleue. Proxène de Béotie était, quant à lui, en noir, tout comme Cléarque, mais il portait une cuirasse en lin décoré de bandes de cuir rouge et arborait une gorgone sur la poitrine. Ménon de Thessalie fermait la marche. Il resplendissait dans une armure en bronze rehaussée d’or, des jambières ourlées d’argent, un casque à cimier blanc sous le bras gauche, sa longue cape blanche élégamment drapée sur la croupe de son étalon. Derrière lui défilaient les chefs de bataillon en rang par quatre, flanqués de part et d’autre de vingt-cinq gardes du corps.
Lorsque Ménon me croisa, je fixai mon regard sur lui. Il s’en aperçut et me répondit d’un geste rassurant qui signifiait « tout se passera bien ». Puis il pivota pour saluer quelqu’un derrière moi. Je me retournai : Mélissa se tenait non loin de là, enveloppée dans une cape militaire qui la couvrait jusqu’aux genoux. Elle agitait la main droite, les larmes aux yeux.
Le temps semblait s’être figé. Il régnait une grande anxiété dans le campement, à croire que l’avenir de toute l’armée dépendait de cette mission, ce qui était d’une certaine façon la vérité. Les hommes chuchotaient, divisés en petits groupes. Certains montaient sur les collines voisines et regardaient vers le sud dans l’espoir d’apercevoir un des nôtres. D’autres, en bas, demandaient, les mains en entonnoir autour de la bouche, si l’on voyait venir quelqu’un. Je n’étais pas la seule à m’inquiéter.
On aurait dit que le soleil était au milieu du ciel.
Je rejoignis Mélissa et l’interrogeai :
« Il t’a confié quelque chose avant de partir ?
— Il m’a embrassée.
— C’est tout ?
— Oui.
— Il ne t’a pas dit ce qu’il pensait de cette mission ?
— Non. Mais il paraissait serein.
— Alors pourquoi pleurais-tu ?
— Parce que j’ai peur…
— Une femme est toujours inquiète quand son bien-aimé court un danger. C’est comme un malaise, un vide, un vertige…
— Toi, tu as de la chance. Ton Xéno ne se bat pas.
— Tu te trompes. Notre chariot transporte deux armures complètes. Xéno entend participer aux combats. Il l’a fait à Counaxa, il le refera. La situation s’aggrave de jour en jour, et le moment viendra où tout homme capable de manier une épée sera indispensable. Je prie les dieux pour que les nôtres reviennent tous sains et saufs et que nous n’ayons plus à nous inquiéter. Essayons de ne pas nous laisser abattre. Xéno prétend que Cléarque est un homme sensé : il a certainement pris les précautions nécessaires. Ils reviendront, et ce cauchemar ne sera bientôt plus qu’un souvenir. »
Mélissa garda le silence un moment, plongée dans ses pensées, puis elle demanda : « Pourquoi Xéno déteste-t-il
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