L'armée perdue
barques de forme étrange, rondes comme des corbeilles, qui roulaient parfois sur elles-mêmes dans un virage ou un tourbillon mais qui ne s’échouaient jamais. Je rendis visite à Mélissa, dont je soignai et massai les pieds, pensant que nous avions distancé nos poursuivants. Je me trompais : ils réapparurent le septième soir. Ils étaient extrêmement nombreux, trop nombreux, d’une supériorité écrasante.
Ils avançaient avec des escadrons de cavaliers, en observant toutefois une certaine distance. Ils connaissaient notre point faible : nous étions dépourvus de cavalerie. Ils savaient que celle d’Ariée ne nous porterait pas secours. Pourquoi aurait-elle dû le faire ? Je me surprenais à raisonner comme un soldat.
Au signal des sentinelles, les trompettes sonnèrent l’alarme et les soldats se disposèrent en ligne de marche, suivis par une arrière-garde en formation de combat. Les nôtres réagissaient à chaque attaque, mais les attaquants reculaient aussitôt, et les lancers de javelot ne donnaient aucun résultat. Les tirs des Perses, en revanche, étaient terriblement efficaces : les cavaliers actionnaient leurs arcs à double courbure, y compris quand ils se retiraient, et frappaient avec une extrême précision. Ils causèrent de multiples blessures, et les victimes durent être secourues et installées sur des chariots. La nuit même, on monta une grande tente et huit chirurgiens se mirent à la besogne. Jamais je n’avais vu autant de médecins opérer simultanément. Chacun était doté d’instruments très pointus, aiguilles, pinces, ciseaux, et d’autres encore dont j’ignorais le nom. Ils incisaient et cousaient à la lumière des lampes à l’huile, égalisaient aux ciseaux les bords des plaies comme autant de bouts de tissu.
Les blessés avaient une résistance à la douleur exceptionnelle. Voyant que leurs semblables s’abstenaient de se plaindre, de pleurer ou de crier, ils s’obligeaient à les imiter. Ils mordaient leur bande de cuir en retroussant les lèvres, poussaient des gémissements étouffés. Ils haletaient, dents serrées. Leur souffrance se concentrait dans leurs yeux, dont l’expression était insupportable.
Certains moururent, les médecins n’étant pas parvenus à arrêter les hémorragies. Je demeurai auprès de l’un d’eux jusqu’à ce qu’il expirât. Il baignait, nu, dans son sang. Sa couche en était trempée et une flaque s’élargissait aussi sur le sol. Je lui tins la main pour l’aider à franchir l’extrême limite, à affronter l’obscurité de la mort. Sang et poussière souillaient sa beauté, et j’avais du mal à croire qu’un corps aussi parfait, aussi puissant, pût se transformer en une dépouille froide en l’espace de quelques instants. Je me rappelle son regard fébrile ainsi que la pâleur qui gagna rapidement son visage et ses membres. Avant de pousser son dernier soupir, il eut un moment de lucidité et posa les yeux sur moi. « Qui es-tu ? murmura-t-il.
— Qui tu veux, mon garçon. Je suis ta mère, ta sœur, ta fiancée…
— Alors, répondit-il, donne-moi à boire. » Il fixa définitivement sur le ciel ses yeux écarquillés et inertes.
15
Notre marche s’était muée en véritable épreuve. Contraints de se mouvoir en rangs compacts, les guerriers portaient leur armure du lever au coucher du soleil, ce qui les épuisait. Les cavaliers de Tissapherne nous attaquaient par vagues successives avec leurs arcs et leurs frondes, et se mettaient hors de portée de tir dès que les nôtres tentaient de répliquer. Leurs hommes se remplaçaient régulièrement, si bien qu’ils nous paraissaient infatigables.
L’obscurité était notre seul salut : craignant d’être surpris par une attaque nocturne, l’ennemi bivouaquait à bonne distance.
Un nuit, Xéno demanda aux généraux de se réunir en conseil, car il avait une idée à leur exposer. Sophos, Xanthi, Timasion, Agasias et Cléanor se présentèrent à notre tente l’un après l’autre, et je leur servis toute la nuit du vin de palme allongé. Xéno avait conçu un plan génial.
« Il nous faut agir sans tarder, commença-t-il. Si nous ne nous débarrassons pas des Perses, nous serons dans l’incapacité de nous ravitailler et nous n’aurons pas de répit. Les hommes finiront par perdre courage et force. Alors ce sera la fin. Nos ennemis ont appris la leçon : lorsqu’ils nous attaquent frontalement, nous les réduisons en miettes. Ils
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