L'armée perdue
funestes. Quand nous pûmes enfin nous approcher, le soleil brillait triomphalement dans le ciel pur, mais la terre… la terre n’était que mort et désolation. De l’escadron de cavalerie perse, il ne restait qu’un amas de chair, et les gémissements des moribonds vous brisaient le cœur.
Et ce n’était pas terminé.
Cléanor d’Arcadie voulut que les soldats de Tissapherne se heurtent, à leur arrivée, à un spectacle d’horreur. Il fallait qu’ils mesurent les conséquences de leur trahison, de leur embuscade, qu’ils touchent du doigt la fureur des Dix Mille, privés de leurs généraux par la trahison.
L’armée comprenait un groupe d’attaquants thraces, des montagnards féroces et primitifs, qui répondaient aux ordres de Timasion de Dardanos. On les chargea de mutiler les cadavres à l’aide de haches, de massues et de couteaux. Je courus me recroqueviller derrière un rocher, et demeurai là jusqu’à ce que Xéno m’appelât : l’heure de reprendre notre marche avait sonné.
On tira les chariots du ravin et on se remit en route sous le soleil. De temps à autre, je me retournais : des vautours de plus en plus nombreux tourbillonnaient au-dessus du ravin.
Par quel mystère sentaient-ils si vite l’odeur de la mort, et de si loin ? En vérité, je la sentais moi aussi. Elle collait à Xéno qui chevauchait non loin de là, elle collait à tous les guerriers, en particulier aux Thraces, souillés de la tête aux pieds.
Nous marchâmes pendant toute la journée et atteignîmes à la tombée du soir une ville abandonnée, ceinte d’un rempart en briques crues. Une pyramide dénommée ziggourat, à moitié en ruine, s’élevait en son centre. Le soubassement, encore revêtu de pierre grise, comportait des figures de guerriers aux épaisses barbes bouclées et aux cheveux tressés. Elles étaient peintes de couleurs vives et véritablement impressionnantes. Un certain nombre de dalles s’étaient écroulées, et les figures gisaient au sol, le nez dans la poussière. « Voilà la fin qui attend les hommes orgueilleux », songeai-je.
Xéno pénétra à l’intérieur, et je le suivis. Au fur et à mesure que nous nous y enfoncions, la lumière s’affaiblissait, et nous nous retrouvâmes bientôt dans une sorte de clarté où flottait une poussière scintillante. Soudain, j’eus l’impression d’avoir posé le pied sur quelque chose de vivant. Je criai. Mon cri et mes mouvements réveillèrent une myriade de chauves-souris qui jaillirent de tous côtés. Frappée et frôlée par ces créatures affreuses, je perdis mon sang-froid. Je hurlai de toutes mes forces. Xéno m’assena une gifle et m’entraîna dehors aussi vite que possible, couvrant ma bouche et mon nez de sa cape et en retenant son souffle. Il avait mesuré le danger qui nous menaçait : le battement d’ailes des chauves-souris soulevait une poussière dense qui risquait de nous étouffer.
Une fois à l’extérieur, je m’écroulai et avalai goulûment l’air frais du soir.
« Tu as vu comme il est facile de mourir ? me lança Xéno, hors d’haleine. Il n’est pas besoin pour ça de faire la guerre.
— Tu as raison. Si tu ne m’avais pas giflée, j’aurais perdu tout mon sang-froid et je serais morte étouffée. »
Je levai les yeux et découvris qu’un grand nombre d’individus de tous les âges se tenaient au sommet de la pyramide : venus des environs, ils s’étaient réfugiés là en espérant échapper aux armées qui passaient dans la région. Certains de nos soldats les rejoignirent afin d’épier Tissapherne, mais ils ne virent personne à l’horizon. Nous bivouaquâmes au milieu des ruines et, pendant une bonne partie de la nuit, j’entendis pleurer les enfants qui étaient perchés en haut de la tour avec leurs mères. Les femmes n’osaient pas descendre, et nous n’avions pas de quoi nourrir leurs rejetons. La pensée que les armées s’éloigneraient bientôt et que ces gens pourraient regagner leurs maisons et leur travail me réconfortait.
Le lendemain, nous marchâmes toute la journée et atteignîmes un autre rempart en ruine, qui avait sans doute protégé autrefois une ville puissante. Nos ennemis s’étaient évanouis. Le massacre du ravin les avait-il arrêtés ? Nous l’espérions sans oser y croire. Ils attendaient probablement dans la plaine le moment de prendre l’initiative.
Nous vîmes le Tigre. Une merveille. Il coulait rapidement, transportant des
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