L'armée perdue
rôdant la nuit pour emmener les vivants dans le royaume des morts où l’air n’est que poussière et le pain argile sèche…
« En ce qui me concerne, je ne laisserai rien d’intenté pour conduire ces hommes vers le salut. Ce sont des guerriers extraordinaires, et ils constituent désormais ma patrie puisque je ne pourrai pas retourner à Athènes.
— Tu veux vraiment abandonner les chariots ?
— Nous n’avons pas le choix. »
Je gardai le silence, en proie à l’angoisse. Il dut s’en rendre compte, car il me serra contre lui et murmura à mon oreille : « Je ne t’abandonnerai pas. »
Le lendemain fut aussi dur que les jours précédents. Face aux attaques incessantes, l’armée était obligée de marcher en formation fermée autour des chariots, boucliers levés. Les hommes devaient déployer des efforts énormes car ces boucliers pesaient l’équivalent d’un boisseau de blé. J’imaginais l’aspect de notre formation vue d’en haut : une espèce d’énorme hérisson métallique avançant laborieusement, tourmenté de tous côtés par une myriade de chasseurs à cheval qui décochaient des nuées de flèches et de dards en tout genre.
Les dards se fichaient dans les boucliers, les alourdissant davantage. De temps en temps, nos attaquants réagissaient : postés derrière un talus, ils actionnaient leurs arcs et leurs frondes et abattaient un grand nombre d’ennemis. Les Rhodiens, m’apprit Xéno, parvenaient à toucher un homme en plein front à l’aide de leurs frondes, à une distance de cinquante pas.
Nous finîmes par bivouaquer après avoir franchi une série de talus. Le plan fut alors mis à exécution. On alluma des feux, planta des tentes et déploya des sentinelles. Dès que la nuit tomba, les Perses, qui nous surveillaient, comme chaque soir, regagnèrent leur campement, et nous entreprîmes de tout démonter. L’étoile du soir brillait au milieu du ciel, elle accompagnait un croissant de lune parfaitement incurvé, aux pointes tournées vers le haut. Le terrain était d’une couleur claire, et il ne serait pas difficile de suivre notre itinéraire ; l’obscurité protégerait notre marche. Les hommes se sustentèrent puis s’ébranlèrent à un signe de leurs chefs, alors que le mot d’ordre de Sophos passait de lèvres en lèvres.
Nous marchâmes toute la nuit d’un bon pas. Les guerriers avaient déposé leurs boucliers sur les chariots, mais chacun connaissait l’emplacement du sien et le trajet le plus court pour le récupérer en cas de nécessité. Les ordres étaient transmis très vite et à voix basse.
Le premier arrêt fut bref. Les hommes se couchèrent sur le sol et dormirent un moment, puis nous repartîmes.
Jamais je n’oublierai cette marche. Il n’y eut ni batailles, ni assauts, ni embuscades, ni morts, ni blessés : ce fut une traversée de la nuit. Des parfums mystérieux flottaient dans l’air : celui des amarantes sèches, de la poussière ou du silex qui exhale la chaleur accumulée pendant le jour, des genêts qui fleurissaient sur les montagnes et des chaumes de la plaine.
De temps à autre, on entendait le chant d’un oiseau solitaire ou des bruissements d’ailes lorsqu’on longeait un buisson. Je regardais l’étoile du soir décliner vers l’horizon, le ciel bleuir, tandis que la lune continuait de briller d’un éclat argenté, et la longue file d’hommes qui, sur cette toile de fond, évoquait une armée de fantômes. Parfois, j’avais l’impression de distinguer de blanches crinières flottant au vent et des cavaliers se détachant sur le ciel, mais je me rendis compte que cette vision était le fruit de mon imagination. La seule réalité à laquelle nous étions confrontés était le pas pesant des hommes s’efforçant d’échapper à l’anéantissement.
Je me laissai bientôt aller sur mon chariot, consciente du fait que je n’aurais bientôt plus ce grand privilège, et qu’il me faudrait, comme tous les autres, marcher dans la poussière brûlante et dans la boue glaciale. Avant de fermer les yeux, je songeai à Nicarque d’Arcadie, à son ventre lacéré : cela faisait longtemps que je ne l’avais pas vu et je me demandais s’il était encore en vie ou s’il avait été abandonné sans sépulture au bord du sentier.
Je dormis d’un sommeil léger, gênée par les sursauts du chariot et par le bruit des roues. À un moment donné, je vis surgir la silhouette puissante de Cléanor
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